Amandil et le prélude à la chute
Ar-Pharazôn fut le plus grand et le plus orgueilleux de tous ceux qui avaient tenu le sceptre des Seigneurs de la Mer depuis la fondation de Numenor, et pourtant vingt-trois rois et reines avaient régné jusqu'alors et dormaient dans leur tombe creusées au plus profond du Mont Meneltarma, couchés sur des lits en or.
Assis sur son trône ouvragé dans la cité d'Armenelos, dans toute la gloire de sa puissance, Ar-Pharazôn pensait sombrement à la guerre. Il avait appris sur les Terres du Milieu, toute l'étendue du royaume de Sauron et la haine qu'il portait aux occidentaux, et maintenant les capitaines et les chefs de guerre revenus à l'Est venaient lui dire que Sauron avait rassemblé ses forces depuis depuis qu'Ar-Pharazôn avait quitté les Terres du Milieu. Il avait pris le titre de roi des Hommes, annonçait qu'il voulait rejeter les Numénoréens à la mer et même détruire Numenor s'il pouvait.
Ar-Pharazôn fut saisi d'une grande colère et réfléchit longtemps en secret, le cœur pris d'un désir de puissance illimitée où sa volonté serait maîtresse absolue. il décida, sans l'avis des Valar ni de quiconque hormis lui-même, qu'il revendiquerait lui-même le titre de Roi des Hommes et ferait de Sauron son vassal ou son esclave, car son orgueil ne souffrait pas qu'aucun roi pût devenir assez grand pour rivaliser avec l'héritier d'Eärendil. Il fit alors forger de grandes quantités d'armes et construire de nombreux navires de guerre qu'il garnit de ces armes, et quand tout dut prêt il fit voile vers l'Est à la tête de son armée.
Les Humains virent ses voiles surgir du couchant, teintes d'écarlate et rehaussées d'or et de vermillon, la peur prit ceux qui vivaient sur les côtes et ils s'enfuirent au loin. la flotte arriva en vue d'Umbar, le plus grand port jamais construit par les Numénoréens, et toutes les terres alentours étaient vides et silencieuses. Le Roi de la mer s'avança sur les Terres du Milieu, bannières et trompettes en tête, et le septième jour il trouva une colline où il monta pour installer sa tente et son trône. Il se mit sur son trône au milieu du pays, les tentes de son armée rangées autour de lui, bleues, or et blanches, comme un forêt de hautes tours. Puis il envoya ses hérauts ordonner à Sauron de paraître devant lui et de lui jurer fidélité.
Et Sauron vint. Il descendit de sa haute tour de Barad-dûr et vint sans offrir la bataille, car il avait compris que la puissance et la majesté du Roi de la Mer surpassait tout ce qu'on en disait et qu'il ne pouvait pas même se fier à ses meilleurs serviteurs pour s'y opposer. Pour lui l'heure n'était pas venue de mesurer sa volonté à celle des Dunedain. Or il était adroit, plein de subtilité, sachant bien obtenir par ruse ce que la force ne lui donnait pas. Alors il s'humilia devant Ar-Pharazôn et courba son langage tant que les humains s'étonnèrent de sa sagesse et de sa loyauté.
Mais Ar-Pharazôn ne s'y trompa pas et lui vint à l'esprit que Sauron et ses serments de fidélité seraient d'autant mieux gardés s'il était conduit à Numenor pour y être l’otage de lui-même comme de tous ses vassaux sur les Terres du Milieu. Sauron répondit à cela comme s'il était contraint d'accepter alors qu'il se réjouissait en secret d'un plan qui faisait écho à son désir. Sauron traversa donc la mer et put voir le pays de Numenor et la cité d'Armenelos aux jours de sa gloire. Il en fut stupéfait et son cœur se gonfla d'envie et de haine.
Son langage et son esprit étaient si rusés, sa volonté si forte et si bien cachée qu'avant trois ans il partagea les conseils les plus secrets du Roi (...). Voyant en quelle faveur il était auprès de leur seigneur, tous les conseillers courbèrent l'échine hormis un seul, Amandil, le Prince d'Andunië. Lentement le pays se mit à changer, les cœurs des amis des elfes furent gravement troublés et la peur en fit partir beaucoup. Ceux qui restaient s'appelaient toujours les Fidèles, mais leurs ennemis les appelaient les Rebelles. (...)
Amandil et Elendil son fils étaient de grands navigateurs de la lignée d'Elros Tar-Minyatur, mais non de la maison à qui revenait le trône et la couronne d'Armenelos. Quand ils étaient jeunes, Pharazôn avait bien aimé Amandil et il le garda à son conseil jusqu'à la venue de Sauron, bien qu'il fut ami des elfes. Il fut donc renvoyé puisque Sauron le haïssait plus qu'aucun autre Numénoréen, mais il était si noble et si grand capitaine que beaucoup le tenaient en grand honneur et que ni le roi ni Sauron n'osaient encore porter la main sur lui.
Amandil se retira à Romenna et fit venir en secret tous ceux qu'il pensait être encore fidèles, craignant que le mal ne dressât la tête et que les Amis des Elfes ne courussent un grand danger. Ce qui arriva bientôt. (...)
Ainsi, Ar-Pharazôn, roi du Pays de l'Etoile, devint le plus grand tyran que le monde ait connu depuis le règne de Morgoth, bien qu'en vérité ce fut Sauron qui dirigeât tout derrière le trône. Puis les années passèrent, le Roi sentit l'ombre de la mort se rapprocher, ses journées s'allongèrent et il fut pris de peur et de colère. C'était le moment qu'attendait Sauron et lui dit que sa puissance était maintenant si grande que sa volonté serait obéie en toutes choses et que nul ne pourrait s'y opposer. Et il lui dit : "Les Valar se sont emparés du pays où la mort n'existe pas, et ils vous mentent là-dessus. Ils le cachent du mieux qu'ils peuvent, à cause de leur avarice et de peur que le Roi des HOmmes ne leur enlève le royaume immortel et gouverne le monde à leur place. Et bien que sans aucun doute le droit à une vie sans fin ne soit pas destinée à tous mais à ceux seuls qui en sont dignes, hommes de grand pouvoir, de haute fierté et de haute descendance, c'est contre toute justice que ce don est refusé à qui il revient de droit : le Roi des Rois, Ar-Pharazôn, le plus puissant des enfants de la Terre à qui seul Manwë peut être comparé, et encore. Mais les grands rois ne souffrant pas de refus, ils prennent leur dû".
Ar-Pharazôn, devenu imbécile et sous l'ombre de la mort, sa vie approchant de son terme, écouta Sauron, et réfléchit en lui-même comment il pourrait faire la guerre aux Valar. Il mit longtemps à dresser ses plans et n'en discuta pas ouvertement, mais c'était impossible de les cacher tous. Amandil se rendit compte des intentions du Roi et eu grand peur, car il savait que les humains ne pouvaient vaincre les Valar, que la ruine s'abattrait sur le monde si cette guerre n'était pas empêchée. Alors il appela son fils Erendil et lui dit : "L'époque est sombre, l'espoir a déserté les Hommes, et les fidèles se font rares. Je suis donc tenté de prendre la course que prit autrefois notre illustre ancêtre Eärendil : aller à l'Ouest, interdit ou non, m'adresser aux Valar, à Manwë lui-même, s'il se peut, et demander leur aide avant que tout ne soit perdu." "Vas-tu donc trahir le Roi" ? dit Elendil. "Tu sais bien ce dont il nous accuse, d'être des traîtres et des espions, et c'était faux jusqu'à aujourd'hui." "Si je croyais que Manwë a besoin de pareil messager", répondit Amandil, "je trahirai le Roi. Car il n'y a qu'une loyauté, une seule, à laquelle en aucun cas un homme ne peut se dérober. Mais c'est la pitié envers les hommes et pour les délivrer de Sauron que j'irais plaider, puisque quelques-uns du moins sont demeurés fidèles. Quand à l'Interdit j'en subirai moi-même la peine, et nul de mon peuple n'en sera tenu coupable." "Et que penses-tu, mon père, qui puisse arriver à ceux des tiens que tu laisses derrière toi, si tes actes sont connus ?" "Ils ne doivent pas l'être", dit Amandil. "Je vais préparer mon départ en secret et je ferai voile vers l'est, comme les navires qui partent chaque jour du port. Ensuite, comme les vents et la chance me le permettront, je ferai le tour par le sud ou par le nord, j'irai à l'ouest et je trouverai ce que je dois trouver. Pour vous et les vôtres, mon fils, je vous conseille de prendre d'autres navires, d'y mettre tout ce que vous ne supportez pas d'abandonner, puis, quand tout sera prêt, d'aller au port de ROmenna et de mentir en disant que vous attendez des hommes et des vivres que je dois vous envoyer depuis la Terre du Milieu. Amandil n'est plus si cher à notre cousin couronné qu'il souffre outre mesure de mon départ, lui qui est tant occupé à cause de la guerre qu'il prépare en secret et pour laquelle il voudra réunir la plus grande armée possible. Cherche les fidèles qu'on sait toujours sincères, et s'ils veulent partir avec toi et partager tes desseins, qu'ils te rejoignent en secret." "Et quels seront ces desseins ?" "Ne pas se mêler de la guerre, et observer", répondit Amandil. "Je ne peux rien dire de plus avant mon retour. Mais le plus probable, c'est que tu fuiras le Pays de l'Etoile sans étoile pour te guider, car cette terre est profanée. Tu perdras tout ceux que tu as aimés, tu connaîtras la mort dans la vie et tu chercheras ailleurs une terre d'exil. A l'est ou à l'ouest, seuls les Valar peuvent le dire". Amandil fit ses adieux à toute sa maisonnée comme celui qui va mourir. "Car il se peut bien", dit-il, "que vous ne me verrez plus jamais et que je ne pourrai vous donner aucun signe, comme autrefois Eärendil, mais tenez-vous toujours prêts, car la fin du monde que nous avons toujours connu est pour bientôt.
On raconte qu'Amandil partit de nuit dans un petit bateau, d'abord vers l'est, qu'il fit un grand tours et se dirigea vers l'ouest (...) et jamais plus le monde n'en reçut un mot ou un signe (...). Une telle ambassade ne pouvait pas sauver les hommes une seconde fois, et la trahison de Numenor n'était pas si facile à absoudre.
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