Buckley ricana :
« Tiens donc, tu aurais donc perdu une partie de ta précieuse cargaison ? »
Il plissa les yeux :
« Quand je passe un accord, je n'ai qu'une parole, en particulier pour ce genre d'accord. Tes soupçons sont malvenus. A quoi bon prendre de tels risques alors que je viens tout juste d'être nommé à bord de ce navire et vu le passif qui l'entoure. Je me demande qui peut bien être derrière un tel coup. »
Il parût inquiet et il se mit à faire les cents pas sur une courte distance.
« Valucius... C'est quand il a inspecté ta cargaison, que tu t'aies rendu compte qu'il y avait un problème hein ? »
Il se planta devant Nas scrutant sa réaction.
« Cela n'aura pas échappé à cet inspecteur de malheur, vu le zèle dont il fait preuve. C'est pour cela que tu as fini au trou. Mais je me demande bien pourquoi il t'a remis en liberté... Qu'est-ce qu'il manque à ta cargaison Jensen hein ? »

« Pardonne moi Buckley, mais la suspicion semble contagieuse sur ce navire... »
Nas fixa le second, laissant en suspens sa dernière phrase le temps de trouver la suite de ses idées.
« Tu as bien saisi la situation, et j'ai d'ailleurs dû dire à Valucius durant son interrogatoire que je t'ai rencontré il y a quelques années lors d'une traversée, sans plus de précision. Si l'on doit se mettre d'accord sur ce détail c'est maintenant, sauf s'il t'a déjà interrogé toi aussi. »
Il s'arrêta un instant comme pour annoncer une mauvaise nouvelle.
« Il manque une grosse partie de ce que je te dois. Qui d'autre est en possession du sceau ? »

Buckley s'approcha de façon menaçante de Nas, il semblait tout à fait sincère :
« Es-tu en train de me dire que tu ne seras pas en mesure de me payer ce que tu me dois pour le service que je t'ai rendu ? »
Il s’arrêta à quelques centimètres du visage de Nas à tel point que celui-ci pouvait sentir son souffle de mufle sur son visage.
« Débrouilles-toi comme tu veux mais tu as intérêt à me payer avant l'arrivée à bon port, sinon, ce voyage sera ton dernier.
Il n'y a que deux personnes qui détiennent les sceaux à bord : le capitaine et l'intendant. Mène ta petite enquête et tiens-moi vite au courant. Peu m'importe qui a fait le coup. Tout ce que je veux, c'est mon magot !!! »
Il cracha sur le plancher en détournant le visage.
« Maintenant décampes, tu as du pain sur la planche ! »

Sans prononcer un mot supplémentaire, Nas sortit de la remise, se projetant déjà sur la suite de son investigation : Velebor.
Il se trompait peut-être à son sujet. Le croyant partisan du roi avec ses remarques engagées sur les "traitres" et l'opinion de certains matelots, il avait apparemment gagné l'affection du mousse, mais aussi probablement caché l'or et par là même, évité le pire pour Nas.
L'intendant méritait toute son attention, jusqu'à ce qu'il trouve une opportunité d'engager la conversation.

Nas concentra donc ses efforts et son attention sur l'intendant de l'Espadon. Il dû consacrer une bonne semaine à cette observation, afin de faire le tour des différentes missions qui incombait à l'intendant et surtout pour ne point se faire insistant et prendre le risque de se faire repérer.
Il commençait à prendre ses marques sur le navire et puisqu'il était devenu "les yeux et les oreilles" à la fois du capitaine et de l'intransigeant commissaire Valucius, il avait la plupart du temps le loisir de choisir ses tâches, sauf à tomber sur Buckley qui mettait au travail quiconque il soupçonnait de tirer au flanc.
Mais il avait aussi rapidement appris à se trouver, s'il le fallait, en tout autre place que celle du brutal second, qui maintenait une routine flagrante dans ses déplacements.
Il put donc garder l’œil sur Velebor, lors de corvées de nettoyage judicieusement choisies, sur le pont arrière, ou bien dans les cahutes. Velebor passait une grande partie de son temps dans sa cabine. En grimpant sur les mats pour déployer les voiles, Nas put à loisir observer les allées et venues dans cette dernière. L'intendant recevait régulièrement des matelots, qui ne s'attardaient pour la plupart guère. Ces derniers venaient récupérer qui de nouvelles tenues, qui des ustensiles à usage personnel ou pour accomplir différentes tâches, quand le matériel venait à manquer ou à se détériorer. Pour pourvoir à toutes les demandes qui lui étaient adressées, l'intendant devait régulièrement se rendre dans les cales, où la plupart du matériels et des matériaux étaient stockés.
C'est également lui qui était chargé de vérifier régulièrement l'état du navire. A cet effet, il consacrait chaque semaine, une matinée entière pour procéder à une inspection complète.
Velebor voyait donc beaucoup de monde. Toutefois, hormis les rendez-vous journaliers dans la cabine du capitaine puis de l'inspecteur, Nas remarqua plusieurs choses.
La personne qu'il voyait le plus fréquemment était sans conteste le jeune mousse, plusieurs fois par jour, depuis l'aube jusqu'au crépuscule. Lendal, lui - débordant d'énergie - courrait en tout sens du matin au soir, à tel point qu'il était difficile de suivre ses allées et venues. Mais, il revenait, inlassablement et régulièrement, voir Velebor.
Un autre aventureux attira l'attention de Nas en la personne de Lungo, le "joueur de Galuagos" avec qui il avait disputé une partie à son arrivée. Il rendit visite par deux fois à Velebor, s'attardant, semblait-il, plus que la plupart des autres visiteurs, dans sa cabine.
Enfin, l'intendant voyait relativement peu le second. Il n'alla à sa cabine en tout et pour tout que deux fois dans toute la semaine.

Gardant toutes ses informations en tête, Nas se décida finalement pour franchir lui-même la porte de la cabine de Velebor, une semaine après sa houleuse entrevue avec Buckley dans les cales. Il s'y présenta en milieu de matinée, période d'affluence généralement la plus faible.

Durant cette semaine, Nas pu faire plusieurs constatations.
Déjà, le lien entre le mouse et l'intendant était bien avéré. Et Buckley semblait isolé, ce qui renforça Nas sur l'idée que le second ne lui causerait pas de tort du moment qu'il était payé pour la contrebande.
Ensuite, Velebor devait connaitre chaque recoin du navire comme sa poche, et donc toutes ses cachettes, puisqu'il l'inspectait régulièrement.
Mais plus surprenant, les visites à rallonge de Lungo, alors même qu'il avait conseillé à Nas de se méfier de Velebor.
Tout portait à croire que l'intendant dissimulait son vrai visage à l'aide de quelques complices.

Face à Velebor, Nas allait entrer directement dans le vif du sujet, mais peut-être que Lendal lui avait déjà chuchoter certaines choses...
« Bonjour Velebor. Puis-je te déranger quelques instants ? »
Nas inspecta rapidement la cabine pour constater que personne d'autre n'était présent, puis il s'attarda sur les documents présent sur le bureau de l'intendant, avant de revenir sur son interlocuteur.

Velebor était affairé à la complétude de quelque registre, qui dressait certainement l'inventaire des matériaux utilisés suivant les différentes demandes auxquelles il devrait répondre.
Il répondit poliment au salut de Nas, tout en prenant la peine de finir la tâche qu'il était en train d'accomplir.
« Entre, mon garçon. Tu ne me déranges pas. Laisses-moi donc quelques minutes pour terminer mon labeur et je suis tout à toi. »
Le vieil homme ne leva les yeux que le temps de saluer Nas, ce qui laissa tout loisir à celui-ci pour inspecter la cabine.
L'endroit était sobre, comme il avait put le constater lors de son premier passage. Tout était impeccablement rangé, donnant l'impression que chaque chose était à sa place.
Le métier d'intendant requérait une grande organisation.
Alors que Nas essayait de lire ce que Velebor écrivait, celui-ci ne dit rien et ne leva même pas les yeux lorsqu'il lui demanda :
« Rares sont ceux qui s'intéressent à mes ennuyeuses corvées... »
La plume continuait inlassablement, à remplir un tableau impeccablement tracé à l'encre noire, rayant des chiffres, en ajoutant d'autres, complétant de nouvelles cases avec des noms d'aliments : livres de pommes, agrumes, pain, sel, viandes séchées, charcuteries etc...
Manifestement, l'intendant faisait le point sur les stocks de nourriture.
Au bout de cinq longues minutes, il reposa tranquillement la plume.
« Hé bien, merci pour ta patience. Je suis tout à toi. »

Apres cette attente à observer un endroit bien trop ordonné, Nas se racla la gorge, se préparant à dire les choses éminemment sérieuses de la plus claire des façon.
« Velebor, je suis persuadé de m'être trompé à ton sujet... »
Il laissa un instant le trouble s'installer, avant de peut-être évoquer un point faible pour l'intendant : Lendal.
« Mon nom ne t'est pas étranger, il t'a sidéré, à toi plus que quiconque. C'est une des multiples raisons qui fait que je pense que tu portes un masque, et c'est notre fervent jeune mouse qui m'en a convaincu. »
Il enchaina sans davantage entrer dans le détail.
« Comme tu le sais, il manque une partie de ma cargaison, et j'en ai besoin plus que jamais pour honorer mes gages et mener à bien ma mission. Et il se trouve que tu possèdes le seau qui à servi à dissimuler ce vol. »
Nas se voulu plus ferme avant de laisser la parole.
« Désormais je veux savoir si je peux compter sur toi pour remettre la main sur ce qui m'appartient, et qui contribuera à des projets qui dépassent notre simple existence. »

Velebor ne s'attendait manifestement pas une conversation de cette teneur. Il ouvrit de grands yeux ébahis lorsque Nas évoqua, à demi-mot, ce qu'il pensait de lui. Il ne sembla pas à Nas que sa réaction fut feinte. Velebor était une personne qui inspirait une grande confiance.
Lorsque son interlocuteur eut terminé sa tirade, il ne répondit rien, prenant le temps de le jauger, ce qui sembla durer une éternité.
Il finit par se lever et sortit sur le pas de la porte. Il appela Lendal, qui ne se trouvant guère loin accourut. En tendant l'oreille, Nas put entendre que, sous couvert de lui donner quelque banale corvée, il intima au jeune mousse de monter la garde non loin de la porte. Puis Velebor vint se rassoir.
Nas sentit que l'intendant hésitait à formuler sa réponse. Sa mine était grave et reflétait l'anxiété.
Mais il parut finalement se détendre :
« Petit, tu es soit totalement inconscient, soit incroyablement futé. L'avenir nous le dira. Mais à bien étudier la position qui est tienne, je me doutais bien que tu finirais jouer carte sur table avec l'un des gradés. Et je ne suis pas mécontent que ton choix se soit porté sur moi, en fin de compte. Il n'est pas aisé de naviguer au milieu d'un banc de requins, n'est-ce-pas ?
Mais avant que je puisse t'accorder ma confiance, il va falloir que tu répondes à quelques questions.
J'ai peine à croire aux coïncidences, Jensen... » Il insista lourdement sur son nom.
« La première des choses, quand on se présente à quelqu'un pour qui on a une certaine considération... c'est de dire comment on se prénomme. »

Nas se réjouit de l’attitude de l'intendant, et fut même soulagé d'enfin trouver quelqu'un sur qui compter si toutefois une relation de confiance pouvait s'installer.
« Je suis Oroh-Nassanar, mais mes plus... fidèles compagnons m'appellent Nas. »
Il insista sur le mot fidèles.
« Jensen devait être mon contact à bord de l'Espadon, le second que tu as conduit à la mort, ou du moins, c'est ce dont l'ensemble de l'équipage est persuadé. »
Nas était très désireux d'entendre la version de Velebor sur ce sujet qui se révélait être la couverture idéale.

Je vais te demander un test de bluff, pour l'énonciation de ton "nom"


Velebor encra son regard perçant dans les yeux de Nas et il sembla à celui-ci que l'intendant pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert.
« Si Jensen devait être votre contact, alors vous devriez savoir quoi penser du rôle que je me suis attribué dans sa mort.
Si Jensen était votre contact, alors votre véritable nom n'est certainement pas Oroh-Nassanar. »