Nas pouvait désormais rentrer dans le vif du sujet. Il venait de gagner deux parties, mais peut-être pas l'amitié de son interlocuteur, trop tempétueux dans la défaite. Ou était-ce ses compagnons qui le rendaient si irritable ?
« Certains d'entre vous ne le savent peut-être pas, mais je me nomme Jensen, tout comme votre ancien second. »
Nas observa chacun des cinq matelots avant de reprendre.
« Et les réactions de l'ensemble de l'équipage me poussent à me poser des questions à son sujet, ne serait-ce que pour savoir s'il a fait honneur à mon nom.
Les échos qui me sont parvenu à son sujet ne sont pas flatteurs. J'ai même entendu parler de traîtrise...
Mais au delà de ça, et sans vouloir me vanter, je suis persuadé qu'un "Jensen" ne peut être qu'un homme bon, avec de multiples talents.
J'aimerais donc savoir quel personnage il était réellement. Je voudrais connaitre son histoire, et ne plus me dire durant toute la traversé que je suis assimilé à un misérable. »

« Mais avant que tu ne répondes, je te propose de continuer nos parties de galuagos. Et si tu veux miser, je laisse ces trois pièces d'or en jeu. »

Tous les aventureux autour de la table se figèrent l'espace d'un instant. Certains haussèrent les sourcils, tandis que d'autres affichaient un sourire nerveux.
Lungo brisa rapidement le silence :
-« Laissons un peu les autres jouer, veux-tu ? Ulmo n'est pas avec moi ce soir et dans ces cas là, mieux vaut ne pas insister.
Tu as entendu parlé de traitrise dis-tu ? Moi je crois que tu en sais déjà plus que ce tu veux bien nous le faire croire. Mais enfin - Jensenn - ... » Il s'attarda longuement sur le prénom.
« Tu as demandé une histoire, je vais te la donner. Toutefois, il faut se méfier à bord d'un navire, particulièrement à bord d'un navire sous le coup d'une enquête officielle. » Lungo prit une inspiration, et pesa bien ses mots.
« Un prénom ce n'est rien. Cela ne présage de rien. Les aventureux sont trop superstitieux et il ferait bien de ne pas l'oublier.
Traître, oui, c'est ainsi que notre ancien second a été désigné... et c'est pour cela qu'il est mort.
Il était un contrebandier fort habile et... généreux, à sa manière. Contrairement à beaucoup d'autres, il n'oubliait personne, si j'ose dire. Presque tous l'équipage a bénéficié de ses combines et visiblement, ça n'a pas plu. "Certains" auront voulu ramasser une plus grosse part du gâteau, je suppose. Enfin, c'est ainsi que je l'interprète. Quoi qu'il en soit, le capitaine a découvert que Jensenn détournait les cargaisons pour le compte des fidèles. Il l'a fait mettre aux arrêts et l'a exécuté avant qu'il soit jugé ou interrogé. »

- « Maudit soit-il ! » grommela un des marins. « Je suis sûr qu'il l'a torturé avant de le tuer. »
- « Oui » approuva Lungo, « Mais le brave n'a pas lâché le morceau, j'en met ma main a couper.
Le capitaine a fouillé le navire de fond en comble pendant les jours où il tenait son second prisonnier. Quoi qu'il chercha, il ne l'a pas trouvé. »
- « Le trésor ! La moitié des gars le cherche encore ! »
- « Voilà qu'il remettent ça ! » ricana Lungo. « Il n'y a pas de trésor.
Je vois mal comment Jensenn aurait pu dissimuler un trésor à l'intérieur de l'espadon. »
- « C'est grand, un navire. » répondit un autre.
Valto traça un trait avec sa main, comme pour mettre fin au débat, qu'il avait eu mille fois déjà.
- « Quoi qu'il en soit, vu les rumeurs qui courent au sujet de notre défunt second, il est certains que tu ne passeras pas inaperçu. »

« Et c'est bien pour cela que je m’intéresse à cette histoire, alors que je suis présent sur ce navire uniquement le temps d'une traversée. »

Rangeant ses dés et ses pièces, et libérant sa place, Nas récapitula dans sa tête toutes les informations qu'il avait reçues précédemment :
Jensenn était donc un contrebandier travaillant pour les fidèles, il était bel et bien mon contact à bord !
Mais le capitaine l'a démasqué. Il l'a interrogé un certain temps, mais à quel sujet ? Un hypothétique trésor ? Des ordres manuscrits de fidèles pouvant indiquer des noms ou des futures missions, et donc ma mission ? Il ne m’aurait pas permis de monter à bord s'il en avait trouvé. Et puis il l'a exécuté, au lieu de le remettre aux autorités qui nous traquent pourtant sans relâche... Dans quel but, outre le fait d'étouffer une mutinerie ?
Et depuis il garde précieusement le livre des comptes dans sa cabine...
Certain n'auraient pas bénéficier comme ils l'entendaient des trafics de Jensenn et ont dû le dénoncer au capitaine. Ceux-là doivent certainement en savoir plus sur les interrogatoires. Ils se sont forcément rapprochés du capitaine !
Buckley à l'air de reprendre le flambeau des petits trafics, mais il ne s'entend ni avec le capitaine, ni avec l'équipage. Qui l'a donc placé sur ce bâtiment ?

« D'après vous, qui se serait dressé contre votre ancien second, hormis le capitaine, pour que je puisse identifier les personnes les plus hostiles à mon nom ? Certains hommes ont-ils pris du galon parmi vos camarades après cette mésaventure ? »

Les marins autour de la table se regardèrent puis sans pouvoir se retenir, ils soufflèrent presque à l'unisson dans murmure empreint de colère :
« Velebor. C’est lui qui a sonné le glas de Jensenn. »
« Vieil hiboux hypocrite ! » jura un autre.
« Ne lui tourne jamais le dos ! » prévint-on.
« Et que dire de ce serpent de cuisinier, hein ! Il vaut guère mieux ! »

Ah ! Le chef-cuisinier, l'intendant et le capitaine seraient à mettre dans le même panier alors ?
Parmi les personnes avec qui il échangeait, aucune ne lui paraissait plus en retrait, chacun y allant de son honnête avis, et ces hommes semblaient avoir souffert de la mort d'un fidèle. Nas pouvait donc être plus tranchant dans ces discours pour qu'ils comprennent qu'il n'était par leur ennemi.
Il observa les issues de la pièce afin de s'assurer qu'ils étaient bien seul, avant de continuer :
« Effectivement, Velebor était particulièrement farouche lorsqu'il m'en a touché un mot. Je comprends maintenant...
Et que pensez vous de Buckley dans tout ça ? Vous savez d'où il vient ?
Personnellement, il ne m'a pas l'air très concerné par l'affaire, mais il reste très soucieux, ne serait-ce qu'a cause de l'acte insensé du capitaine. »

Un des marins prit la parole à propos de Buckley. Nas jeta un coup d’œil circulaire dans la grande pièce, bruyante, où de nombreuses tables étaient dressées. Difficile de voir si quelqu’un guettait la conversation dans ces conditions. Il y avait de nombreux aventureux, l’air oisif qui s’intéressaient de près ou de loin aux parties de galuagos qui se jouaient tout autour d’eux et Nas croisa quelques regards sans pour autant qu’ils soient fuyants.
« Buckley est l’ancien intendant du capitaine Zad, il officiait sur le Valianor. Pas cruel avec les hommes mais dur en affaires, si tu vois ce que je veux dire. Il s’entendait bien avec sa hiérarchie. Et sa nomination en tant que second en est la preuve. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’entend pas avec notre cher capitaine Harol. À mon avis, on lui a mis dans les pattes sans lui demander son avis. »

Personne ne put apporter de réponse précise à Nas et c’est finalement Lungo qui répliqua sans certitude :
« Harol a du s’attirer les foudres en agissant comme il l’a fait avec Jensenn. Je suppose que les hommes de Sauron ont amèrement regretté de ne pas pouvoir l’interroger.
Un capitaine qui convoque volontairement une enquête officielle sur son propre navire ?! Tu en as de drôles d’idées matelot. Non, cela me parait hautement improbable. Et oui, ça chauffe pour notre capitaine, si tu veux mon avis. »

« Une drôle d'idée ? Pour un capitaine qui a exécuté son second, pas sûr... Je le vois comme un homme qui serait bien capable de faire appel aux services du roi pour parvenir à ses fins, vu qu'apparemment il n'a pas eu ce qu'il voulait ! »
« A moins que... »
Nas eu soudain une réflexion qu'il ne pouvait partager.
...Buckley ait monté une combine. Il fait appel à un commissaire qu'il a déjà corrompu, pour une situation qui d'apparence le requiert, afin d'extorquer les passeurs comme moi.
Il n'a pas mis longtemps à vouloir m'aider... Il m'a ensuite menacé, sans qu'il craigne lui même mes menaces... Il insiste sur les prisons d'Ar-Pharazôn... Il prétend que les fonctionnaires sont aisément corruptibles, et il a de quoi avancer les frais comme si tout était déjà calculé... Et l'or l'attire plus que tout !
Mais il y a si peu de cargaison sur ce navire. Serais-ce seulement pour moi ?
« Hmm... non... »
Je n'espère pas pour toi Buckley !
C'est peut-être même ce Valucius qui t'a offert cette place sur l'espadon... Allons savoir !
Se reprenant, il salua ses nouveaux compagnons, avant d'aller prendre un peu de repos et réfléchir à comment il aborderait la suite des évènements et parviendrait à lever tous ses doutes.
« Messieurs, ce fut un plaisir ! »

Les marins furent légèrement surpris par la précipitation de Nas, qui avait l'air soucieux en les remerciant. Ils le saluèrent d'un "bonne chance".

Le lendemain matin, aux aurores, Nas redescendait du grand mât où il venait à nouveau de hisser, avec le mousse, la grand voile après une nuit de tempête où il avait fallu l'abaisser. Nas avait repris un peu d'assurance et cette fois-ci, la manœuvre s'était passée sans accros. Le jeune mousse avait semble-t-il, fait en sorte de se retrouver à nouveau appairer avec Jensenn afin de lui faciliter la tâche.
A peine Nas eut-il toucher le plancher du pont supérieur que la voix de l'intendant claironna dans son dos :
« Jensenn. Veuillez me suivre je vous prie. Le commissaire enquêteur va maintenant procéder à l'examen de votre cargaison. »

Nas interrompit ses activités, et suivit Velebor.
Il allait pouvoir constater si Buckley était un bon contrebandier, ou un bon manipulateur...

Velebor ouvrit la marche, trousseau de clefs en main, jusqu'à la porte qui fermait le premier niveau des cales et que Nas avait franchi la veille avec Buckley. Devant la porte, ils trouvèrent un grand homme, moustache grise longue et fine, bouc impeccablement taillé, le regard espiègle, rayonnant d'assurance - de prestige même - et qui se présenta immédiatement avec sourire et autorité :
« Ha, Velebor, vous voilà enfin avec le seul aventureux qui transporte une cargaison, n'est-ce pas étrange. Enchanté, Valucius, commissaire enquêteur pour le compte de sa grandeur Ar-Pharazôn le Doré et sous mandat de Sauron le tout puissant. »
Le commissaire laissa le temps à Nas de se présenter mais reprit instantanément :
« - Allons, ne perdons pas de temps, cela devrait être une formalité, n'est-ce pas ? Et j'ai fort à faire ici... » et alors que l'intendant achevait d'ouvrir la porte :
« - Vérifier une à une toutes ses caisses, amphores et barils vides me prendra un temps infini et il faut que je m'y attèle au plus tôt. »
« - En ce cas, suivez-vous moi, c'est par ici. » et Velebor indiqua, à une vingtaine de pas seulement, une dizaine de caisses de deux à quatre mètres de long par un à deux mètres de large ainsi que trois tonneaux d'une hauteur de deux mètres environs.
Les trois hommes s'en rapprochèrent rapidement et Selyus ordonna :
« - Ouvrez-moi tout ça, je vous pris, intendant Velebor. »
De sa poche, Velebor sortit sans hésiter une sorte de rabbot métallique, dont la tête plate s'inséra très vite au niveau de la première caisse pour en faire sauter le couvercle fixé en deux points. Il en fit de même pour tous les contenants sans attendre alors que déjà, Selyus s'attelait à vérifier le contenu de la première caisse.
« - Jensenn, aidez-nous donc à vider le contenu de votre cargaison, voulez-vous ? »

Nas s'exécuta, avait-il d'autre choix ?
La manœuvre leur prit deux bonnes heures, répétitive et fatigante, Nas transpirait à grosse goutte alors qu'il vidait maintenant les tonneaux car bien évidemment, le commissaire lui délégua la plus grande partie de la tâche.
Ces derniers ne contenaient que des pièces d'armures et l'un d'entre eux était plus qu'à moitié vide.
Valucius inspecta à nouveau l'ensemble des armes et armures ainsi posées sur le plancher des cales. Il sortit de la poche intérieure de sa veste bleu pourpre, brodée de dorures, un papier que Nas reconnut comme étant son ordre de transport.
Puis, Valucius prit enfin la parole pour formuler ses remarques, courtoisement, mais en plantant fermement son regard inquisiteur dans les yeux du fidèle :
« Il est indiqué ici que la cargaison est constituée d'armes à destination de la garnison de Lond-Daer-Eneth. Or je vois qu'il y a également des armures... Un manque de précision regrettable mais hélas de plus en plus fréquent, notre guilde n'est plus ce qu'elle était... Je mettrai ça sur le compte de la nonchalance de ceux qui ont constitué votre chargement... »
Il s'approcha du tonneau qui avait été à moitié vide, prit une des armes à disposition et martela son fond avec le manche qu'il venait de saisir. Puis il reproduit la même chose dans chaque contenant avant de hausser les épaules et de sourire. Il paraissait pourtant déçu, ce qui colora son sourire d'une nuance d'hystérie, du moins c'est l'impression qu'il donnait.
« A priori, tout est en ordre ici.
Toutefois, un tonneau à moitié vide... Quelle idée n'est-ce pas ? » et il se fit silencieux tout en fixant avec insistance Nas.
Et il poursuivit, posant l'une après l'autre et très rapidement trois questions, attendant de son interlocuteur qu'il y réponde méticuleusement et l'obligeant à les mémoriser :
« - Aviez-vous déjà vu votre cargaison avant le départ ?
- Qui vous a demandé de l'accompagner ?
- Comment connaissiez-vous le second Buckley avant d'embarquer à bord ? »

Nas constata avec amertume que Buckley était absent. Ceci rendant l'issu de cette enquête plus qu'incertaine, il eu quelques sueurs froides lorsqu’il dut exposer ses marchandises.
« C'est Hamald d'Orrostar qui requiert mes services pour escorter ces marchandises. C'est écrit sur l'ordre.
Et évidement que j'ai vu la cargaison avant d'embarquer. Il faudrait être inconscient pour ne pas le faire. »
Son regard s’arrêta sur le tonneau à moitié vide. Il cherchait des traces d'ouverture, autre que celles qu'il venait de faire, les outils utilisés marquant très facilement le bois. Buckley était certainement à l'origine de la disparition des pièces d'or.
« Et j'ai rencontré Buckley il y a quelques années lors d'une traversée. » Poursuivit-il naturellement.

Nas ne remarqua rien sur le tonneau qui indiquait qu'il avait été ouvert récemment. Caisses comme tonneaux étaient utilisés jusqu'à ce qu'ils nécessitent des réparations pour en remplacer certaines pièces maîtresses. Le tonneau portait de nombreuses marques... anciennes et récentes, sans qu'il soit possible de les distinguer.

Valucius regarda Nas en lui rendant son sourire... avant de lui brandir sous le nez son ordre de transport en hurlant :
« ET VOUS INSINUEZ QUE JE NE SAIS PAS LIRE ? OU BIEN C'EST DE LA PROVOCATION EN BONNE ET DUE FORME ? »

« Inutile de s'énerver ! Je veux juste nous faire gagner du temps en vous évitant de poser des questions dont la réponse se trouve sous votre nez. »
Alors que ses nerfs étaient mis à rude épreuve, et que les deux heures qu'il venait de passer lui paraissaient avoir duré une éternité, Nas prit un air exténué pour accentuer son état de fatigue apparent, appuyant ainsi ses propos.

Valucius resta interdit quelques secondes devant Nas avant de se fendre d'un rire franc duquel pointait des signes évidents de nervosité :
« Il faut reconnaître que vous ne manquez culot, en tout cas le fait que je mène une enquête officielle ici n'a pas l'air de vous effrayer.
Soit, voilà quelqu'un de courageux ! » ponctua-t-il à l'adresse de Velebor, avant d'ajouter :
« Un courage qui mérite d'être justement récompensé ! Emmenez-le en cellule deux jours, cela lui laissera le temps de repenser à son ordre de transport.
Mon cher ami, » reprit-il en s'adressant à Nas, « vous êtes au mieux un contrebandier, au pire un de ces illuminés de fidèles. L'avenir nous le dira. Mettez de l'ordre dans vos idées et on en reparle dans 2 jours. Mais prenez bien garde à répondre à toutes mes questions la prochaine fois, ou votre séjour en cellule pourrait se prolonger indéfiniment. »

Finalement, il tourna les talons :
« Intendant Velebor, faîtes-moi ranger tout cela en bon ordre et scellez toute cette cargaison de mon sceau. Amenez-moi ce plaisantin dans 2 jours. »

Dès que le commissaire eu tourné les talons, Velebor secoua la tête en levant les yeux au ciel :
« Mais par tous les Valar, petit, qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête ? »

Nas ne pu lâcher une seule parole avant que Valucius ne quitte la pièce.
« Mais... c'est quoi ce déséquilibré ?! Il s'acharne sur le seul contrôle de marchandise qu'il peut réaliser pour faire étalage de tout son pouvoir ? Comment peut-il me traiter de la sorte ?! »
Il n'en revenait pas. Passer deux jours en prison allait une fois de trop attirer l'attention sur lui. Et l'absence de Buckley et de l'or ne promettait rien de bon.
« J'étais persuadé que tu avais inscrit le nom sur l'ordre ! » L'espace d'une seconde, ses yeux foudroyèrent Velebor. Mais ce regard s'effaça aussitôt car il ne pouvait s'en prendre qu'à lui même de ne pas avoir vérifié le document après son passage chez l'intendant.
« Tu sais où se trouve Buckley ? Je suppose que c'est lui qui s'occupe des mises aux arrêts... »
Pour faire preuve d’obéissance et de bonne volonté auprès du commissaire, Nas ne voulu point s'opposer à sa décision. Et cela lui permettrait peut-être de voir le second.