Tom s’avança vers Zahug. Le jeune homme semblait profondément peiné.
« Je ne peux lutter contre les Hivernins avec les pouvoirs d’Eskandiel. La magie qu’il m’a enseignée serait amoindrie face à ceux qui en ont fait un art. Je serais un poids mort pour vous. Je vais rester ici, à Froiderive. Là où est ma place. Crois-bien, Zahug, que ce n’est pas par lâcheté. Combattre à tes côtés aurait été un honneur. »Réprimant une larme, Tom donna une accolade au githzerai. Puis il s’écarta du groupe, les bras croisés dans le dos.
« Que Corellon vous bénisse et guide vos lames. Faites payer Eskandiel pour ses crimes et revenez. »Les aventuriers s’avancèrent vers le portail. Derrière la porte aux bords crépitants d’énergie se dessinait une place pavée aux dalles grises. L’image était floue, comme vue à travers une nappe d’air ondoyant.
L’azéréen cacha son dégoût en feulant et en tournant dans les jambes de son maître. Ce dernier n’en menait pas plus large et resserra sa prise sur le pommeau de son arme. Un regard vers le félin le réconforta. Tous deux étaient nés chasseurs. Avaient vécu en prédateurs. Avaient défié les éléments, la faune et les hommes pour en ressortir victorieux. Chaque cicatrice était un combat gagné, une vie arrachée. Même si aucun des deux ne l’avouerait, ils étaient en symbiose parfaite. Deux traqueurs violents et agiles. On ne faisait que leur proposer un nouveau gibier. Plus gros. Plus dangereux. L’inconnu les avait-il jamais rebutés ?
Zahug dégaina son arme et en vérifia la tension. Lui aussi était né traqueur. Mais il était aujourd’hui las. Las de cette exploration perpétuelle, de cette vie coupée des siens. Il regarda le portail, puis la pièce de platine dans sa main. « Chez lui »… Cela ne voulait rien dire depuis des années. Son foyer était loin. Il serra le poing et leva la tête vers Tom. Et sentit le feu monter en lui, brûlant son souffle tandis que la glace parcourait ses veines. Il n’avait pas besoin de Rrakma pour aujourd'hui. Il était le Rrakma, le chasseur des éléments, la meute du Chaos. La forêt de Blantronc l’avait accueilli, et il traquerait celui qui avait perverti son foyer, fut-il temporaire. Ensuite viendrait le temps des doutes et des questions. Et peut-être du voyage.
Kerforn dégaina franchement sa lame, faisant tournoyer l’acier. La lourdeur de l’épée, ce poids satisfaisant qui était sa raison d’être, éclaircit le fil de ses pensées. Il avait fait du chemin, passant du simple mercenariat à la traque de créatures féeriques. Cela ne le surprenait guère : il avait toujours été plus qu’une simple lame vendue au plus offrant, et aucun combattant - humain - parmi ceux qu’il avait côtoyé ne l’avait égalé. Sa maîtrise de l’épée, du bouclier et de l’armure grandissait à chaque combat vers la perfection. Combattre était aussi intuitif pour lui que vivre, et sa vie ne pouvait s’arrêter à l’escorte de convois. Il évoluait, corps et arme, vers la perfection martiale.
Althana pria Séhanine. La déesse l’avait guidée jusqu’à Froiderive pour occire le lycan, par la grâce de rêves prophétiques. La demi-elfe n’avait jamais douté de l’attention de la Dame Lunaire : les miracles qu’elle avait réalisés jusqu’ici ne pouvaient que témoigner des faveurs de sa patronne. Mais aujourd’hui, alors qu’elle s’apprêtait à affronter des fées au cœur glacé, elle se sentait investie d’une mission. La divinité lui accordait plus que des faveurs. Elle lui accordait une destinée, elle plaçait Althana là où le Val avait besoin d’elle. Elle éprouvait sa foi pour l’élever vers d’autres hauteurs, d’autres batailles. Séhanine guidait sa main.
Les héros franchirent le portail. Une impression étrange se saisit d’eux au passage entre les deux plans : on eut dit qu’ils cessaient temporairement d’exister. Ils n’étaient ni ici, ni ailleurs. Ils n’étaient pas non plus nulle part. Mais cette sensation dérangeante ne dura qu’une infime fraction de seconde. Ils étaient déjà de l'autre côté.
Le froid se saisit d’eux en une morsure glaçante. La place qu’ils avaient entraperçue se perdait dans un blizzard agressif, son sol aux pavés parfaits s’étendant à perte de vue. Huit colonnes à la ligne élancée, parfaitement ciselée, délimitaient un cercle autour d’eux. Deux d’entre elles, couchées et brisées en gros gravats, donnaient au lieu une atmosphère perdue, abandonnée. Quelques tiges de lierre grimpaient sur ses monolithes déchus, vestige d’une végétation battue par la neige. Le reste de l’espace plongeait dans un néant gris, floconneux. Le ciel était invisible, perdu dans la tourmente.
Où qu’ils puissent être, il était impossible de se repérer. Aucun soleil, aucune étoile, aucune végétation ne semblaient vouloir guider les aventuriers. Aucun bâtiment ne témoignait d’une activité humaine – ou inhumaine. La tempête noyait les sens, masquant toute odeur et glaçant la peau.
Deux choses étaient sûres. Un, la température de leurs corps chutait dangereusement. Ils n’avaient pas le temps de tergiverser. Deux, aucun endroit – s’ils étaient bien en Féerie – ne semblait aussi propice à la rencontre des Hivernins. Le Passeur devait avoir tenu parole.
Comme pour confirmer cette idée, un mouvement attira leur attention. Une silhouette émergeait du blizzard à la périphérie de leur champ de vision, entrant dans le cercle de colonnes. Une cape fine aux dégradés bleu-gris ceignait son corps, mais ne cherchait pas à masquer son visage ni son équipement.
Un visage fin, comme taillé dans l’ivoire, deux yeux opalescents et des cheveux à la blancheur parfaite trahissaient l’origine éladrine de l’inconnu. Ses vêtements étaient en cuir souple, de couleur claire, fonctionnels mais de conception délicate et légère. Ses mains et ses bras étaient protégés, et des jambières ceignaient ses jambes sveltes. Deux fourreaux étaient solidement accrochés à sa taille, abritant des lames amplement assez longues pour être considérées comme guerrières. C’était un soldat, et les chances qu’ils soient en Féerie venaient d’augmenter quelque peu.
Il ouvrit la bouche pour s’exprimer avec l’accent chantant de l’éladrin. Mais son ton semblait plus froid encore que le blizzard qui les entourait.
(en éladrin) « Qui êtes-vous ? Et comment avez-vous pu pénétrer en ce lieu ? »