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jeudi 15 septembre 1466

Obscurité, désespoir et souffrance. Le quotidien de Javier n'était pas vraiment des plus reluisants. Il n'aurait jamais imaginé finir un jour enchaîné dans le ventre grinçant d'une galère roknarie, priant chaque jour pour que son corps ne le lâche pas sous l'effet de la douleur, de la faim et de l'épuisement.

Ils étaient bien beau les fils de Chalion ! Abandonnés de tous, oubliés par les Cinq, humiliés, et écrasés par ces sauvages du Nord.
Ils avaient défendu Gotorget jusqu'à la dernière goutte de leur sang, jusqu'à leurs dernières bribes de volonté.

Et pour quel résultat ?

Il pensait qu'ils allaient être accueillis en héros au sein de la capitale. Tous félicités pour leur bravoure et leur dévouement pour le royaume. Ils avaient tous été jetés en pâture aux roknaris.

Reniflant avec un rictus de dégoût, Javier cracha à ses pieds, tout en s'affairant sur sa rame. Ils finiraient bien tous par toucher terre un jour ou l'autre.
Pour le moment tout ce qu'il pourrait bien faire ce serait subir. Se taire. Endurer. Tenter quoi que ce soit de trop audacieux dans ce cercueil flottant tiendrait tout simplement de la folie.

Les galériens portent des fers, aux 2 pieds.
Chaque fer est équipé d'un anneau.
Cela permet d'y glisser une chaine, scellée d'un côté à la coque du navire, cadenassée au sol en bout de banc à son autre extrémité.

2/3 des prisonniers rament pendant que le dernier 1/3 « se repose », si l'on peut appeler ainsi le temps passé à fond de cale à tenter de trouver un peu de répit.
La « relève » des rameurs est une véritable épreuve : les « nouveaux », le contremaitre descend les chercher et les remonte par l'échelle de corde jusqu'au pont de nage.
Puis, là, il choisit quel « banc » pourra être libéré pour descendre ...
Les « punis » passent leur tour de repos et rempilent pour 8h sans boire ni manger...

Même si ses plans d'évasion miraculeuse tenaient plus du fantasme qu'autre chose, Javier ne pouvait s'empêcher de temps à autre d'espérer. Espérer voir un défaut dans un des maillons de ses entraves d'acier. Espérer entrapercevoir un débris metallique coincé entre deux planches vermoulues de cette cale putride. Espérer entendre des bruits de pas affolés martelant le pont, des crissements de lames et des hurlements de soudards roknaris attaqués par la marine chalionne...

Les traits de son visage se raidissaient dans un sourire crispé à chaque fois que ces délires gambadaient dans son esprit.
Comme l'avait martelé le contremaître barbare qui les chaperonnait, ils n'étaient rien dans cet enfer moite. Tout espoir et toute aspiration à la liberté devaient se taire face à la dure et accablante réalité à laquelle ils devaient tous faire face.

Ses compagnons d'infortune, tout comme lui, enduraient la situation en silence. Il avait cru reconnaître certains membres de feu son bataillon lors d'un roulement de rameurs... Etaient-ils encore animés par l'envie de se battre ? Ou avaient-ils déjà, à sa manière, partiellement abandonné ?
Peut-être auront-ils encore une carte à jouer une fois arrivés à "bon" port.

En attendant, il ne lui restait qu'une seule chose à faire: ramer.

Il n'y a qu'une seule clé pour tous les cadenas des chaines de bout de banc.
Et c'est le contremaitre en poste qui la détient.

La galère ne dort jamais ...
2 contremaitres se relayent pour assurer une surveillance continue sur les rameurs.

Le port approche et déjà il se murmure entre les bancs qu'il va falloir participer au déchargement ...

L'arrivée du Capitaine jette une chape de silence sur le pont ...

La tension était montée d'un cran.

Le maître du vaisseau en personne avait daigné gratifier ses esclaves de son illustre présence.
Javier étudia le personnage en silence, tout en évitant de croiser son regard. Il préférait éviter de se faire inutilement rosser pour un regard mal perçu.


Javier fit ensuite rapidement le tour de la galère avec son regard, en espérant accrocher celui de quelques autres galériens, pour ensuite patiemment attendre la tirade du capitaine barbare.

Ils allaient tous enfin savoir à quelle sauce ils allaient être mangés...

Le capitaine arpente le pont et détaille les rameurs.
Il s'arrête devant le banc de Javier
« Pourquoi cet homme n'a-t-il pas de cicatrices ?! »

« Il n'est arrivé qu'hier, Excellence. »

« Et alors ? »

« Il est docile, votre excellence.
Nous n'avons pas eu besoin de le fouetter. »

« Docile ? ... humm ... »

« Redresse-toi, et cambre-toi que je vois ton dos ... » ordonne-t-il à Javier

Imbu de sa propre personne, le visage bouffi d'orgueil, les lèvres distordues par un froncement de mépris... La seule chose qui différenciait ce barbare enguenillé de rouge d'un nobliau ou d'un quelconque petit officier zélé était la bestialité qui transparaissait de ses yeux.

Javier savait reconnaître les chiens fous lorsqu'il en apercevait un. Et ce "capitaine" en était un beau spécimen.
D'ordinaire les gens de cette espèce ne respectaient que très peu de choses: le pouvoir, la puissance la plus brute, ou la déférence la plus servile.
Etant fâcheusement à court des deux premières, il ne pouvait se résoudre qu'à obéir.

Sans un mot, il se redressa et présenta son dos au barbare.

Javier ne put réprimer le tressaillement de ses muscles au passage du sabre de son tortionnaire. Il pouvait ressentir le plaisir sadique qui irradiait du capitaine de galère. Les arabesques qu'il dessinait sur ses omoplates, tel un peintre de province raté; les petits coups d'estoc expressément conçus pour le tourmenter sans pour autant lui transpercer la peau; les contacts prolongés du plat glacial de sa lame qu'il exerçait sur sa peau pour lui instiller un sentiment de terreur...

« Je sais ce qui te passe par la tête, triste imbécile. » avait-il envie de lui dire.
Mais il se ravisa aussitôt. Après brève réflexion, insulter une crapule sanguinaire lorsque l'on se tient du mauvais côté du manche de son sabre ne lui semblait plus être une très bonne idée...

Il se contentait d'attendre le triste dénouement de ses frasques avec une certaine appréhension.

De ce qu'il en voit, les galériens les plus anciens baissent la tête pour ne pas assister au spectacle.
Ceux qui sont arrivés dans la même « fournée » que lui sont prêts à bondir pour s'interposer, mais le contremaitre tient son fouet de façon fort dissuasive.

« Gardez-le moi bien lisse pour ce soir » ordonne le capitaine avant de quitter le pont, laissant dans son sillage un souffle de soulagement étouffé.

Javier laissa échapper une longue expiration après le départ du maître des lieux. Sa séance de peinture sur chair allait être reportée d'une demi journée.

Chanceux que je suis... Le Bâtard, dans son espiègle miséricorde, a peut-être su répondre à mes jours incessants de supplications silencieuses... Un bref instant de répit.

Contenant un ricanement désabusé, l'esclave intouché fit mine de se gratter le nez pour discrètement passer sa langue sur son pouce, avant de se retourner.

La journée sur cette nouvelle terre risquait d'être éreintante. La soirée, quant à elle... plutôt cuisante.

Plus il resterait enferré comme un animal sous le joug de ces sauvages, plus ces journées types risquaient de se répéter. Il lui fallait trouver un moyen de s'échapper de cet enfer. Mais sans organisation, sans nourriture, sans matériel, sans reconnaissance des lieux et sans homme de confiance, les chances de s'en sortir resteraient extrêmement minces.

3 survivants identifiés.

Le bateau longe la côte, le port n'est probablement plus très loin

De son rapide tour visuel, Javier avait réussi à reconnaître trois compatriotes chalionnais. L'un d'entre eux, un peu plus court sur pattes que les autres, faisait partie d'une des troupes d'éclaireurs de la forteresse déchue de Gotorget. Cristobal... ou Cristofal ? Il ne se souvenait plus vraiment de son nom. La seule chose dont il se rappelait était son extraordinaire précision au jeu de fléchettes. Un véritable diable avec des yeux de faucons qui avait su épater la gallerie pendant les premières semaines de siège...

Les deux autres survivants ne lui disaient pas grand chose. Il pensait les avoir entraperçu pendant un entraînement martial dans la cour intérieure du fort... au mieux, les avoir salué au détour d'un couloir...

Toucher terre lui permettra sûrement de se rapprocher d'eux. S'enfuir de cette prison flottante et s'échapper de ces terres barbares n'allaient pas être de minces affaires. Il allait devoir travailler de concert avec toutes les personnes assez folles pour risquer leurs vies dans une tentative d'évasion des plus insensées. Et qui de mieux que des hommes humiliés au plus profond de leur être, et n'ayant plus rien à perdre, pour cela ?

De fugaces murmures sillonnaient le flot de la masse crasseuse de rameurs. Ils colportaient l'endroit de la prochaine destination de leur sinistre vaisseau: El Mojelón.
Nul bruissement de joie, nul soupir de frayeur ne s'élevait de la foule d'esclaves. Pour ces malheureux, El Mojelón était une ville comme une autre; une ville pour laquelle ils devraient ramer et suer sang et eau pour que leur geôle flottante puisse l'atteindre.
Et Javier ne pouvait que les comprendre. Lorsqu'une vie se résume à dormir et à ramer à la cadence des coups de fouets de son asservisseur... couper son esprit de toute émotion humaine peut aider à mieux supporter l'ineptitude de cette dernière.
Souffrir. Endurer. Ramer. Ne faire plus qu'un avec cette foutue rame, comme le beuglaient leurs maîtres roknaris...

Le craquement langoureux de quelques marches de bois que l'on descendait vint rompre la concentration relative qui régnait sur le pont des rameurs. Une boucle de ceinturon mal resserrée cliquetait au rythme de ses pas, le fourreau de son sabre se cognant de temps à autre contre la coque de la galère.
Le maître des lieux était là.

« Souquez ferme !
On a une proie et vous en répondrez si elle m'échappe ! »

Le Capitaine n'est passé que pour « encourager » les rameurs, mais surtout leurs « encadrants ».
Et la menace n'est pas vaine : tous ceux qui « savent » redoublent d'efforts ...

Deux fouets de cuir claquèrent aussitôt, fendant l'air vicié de la cale.


« Souquez ! Souquez ferme, putrides rats de cale ! L'échec sera puni par le fer et le sang ! »





Les rameurs des premières lignes commencèrent à grogner à l'unisson, imposant progressivement à toute l'équipée le nouveau rythme infernal exigé par le capitaine barbare.
Javier puisa dans les maigres ressources de son corps affaibli pour tenter de suivre cette cadence effroyable tout en ignorant la douleur qui irradiait de ses bras. Décevoir le capitaine pourrait après tout signer son arrêt de mort...


Tenir... Tenir... TENIR ! TENIR !