Par contre, à 12 h 30, le capitaine Romuald Johnson a insisté pour que vous déjeuniez à sa table, en compagnie d'autres illustres passagers. Le repas est des plus agréables. Le capitaine, intelligent et courtois, est maître dans l'art d'entretenir la discussion sans jamais lui faire prendre une tournure trop animée.
Vous faites ainsi connaissance des autres passagers se rendant, comme eux, à Alexandrie.
Miss Khan, bengalaise de souche, exerce le noble métier d'institutrice. Son âge lui permet encore de voyager et voilà maintenant sept ans qu'elle enseigne en Angleterre. Elle avoue, sans fausse pudeur, avoir 41 ans mais en paraît plutôt 35, toute galanterie mise à part. Elle porte d'épaisses lunettes qui l'enlaidissent de troublante manière et porte le tchador. Elle ne semble parler qu'à Élisabeth, évitant les hommes.
Le professeur Hans Von Beck est le plus bruyant des convives. Son fort accent germanique résonne jusqu'aux cuisines :
« Ach, touret pour un égyptologue amateur, quelle aventure que de découvrir la Vallée des Rois. Mes collègues de la Faculté de Munich, où je suis chargé de cours, sont tous jaloux. Au diable, la poésie médiévale du Haut-Rhin, je fais le pari, à 55 ans, de découvrir une nouvelle momie, endormie au milieu de ses trésors. N'est-ce pas, Fraulein Scheib » rajoute-t-il en se tournant vers sa secrétaire,
« qu'en dites-vous ?. » Petra Scheib ne desserre pas les dents de tout le déjeuner, ne répondant au professeur Von Beck que par un hochement de tête furtif. Cette grande Allemande blonde, âgée de 27 ans, est la froideur incarnée. Inutile de lui adresser la parole, elle ne parle ni l'anglais ni le français. Si quelqu'un pratique l'allemand, il n'obtiendra pas plus de réponses. Visiblement cette jeune femme ne désire pas communiquer.
Seul le père Patrick O'Connel, ecclésiastique de son état, parvient à lui extraire l'ombre d'un vague sourire. Ce missionnaire irlandais de 60 ans respire la bonté et la gentillesse. Certes, sa conversation ne révèle pas l'homme cultivé mais ses qualités de coeur savent faire oublier son absence de réflexion. Animé d'une foi inébranlable, il a fait voeu de convenir le plus grand nombre d'autochtones et de bâtir le plus d'églises possible sur le sol égyptien.
Cela d'ailleurs amuse beaucoup un Iranien d'une cinquantaine d'années, Zia Sârkhan, fabricant et marchand de tapis orientaux. Infatigable bavard, l'assistance entière sera bientôt au courant du prix fluctuant du kilo de pistaches et des cours hésitants de cette même denrée à la Bourse de Londres. Comme vous le constatez, son activité mercantile ne semble pas connaître de limite. Toutefois ne vous y trompez pas, cet homme est aussi intelligent que volubile. De plus, deux ou trois remarques venues à bon escient permettent de supposer qu'il es également extrêmement cultivé. En somme, c'est un personnage attachant et déconcertant.