Rue de la Roquette, Paris, 11e arrondissement.
Jeudi 24 septembre 2014, 21h.L’orage s’était déchainé tout le week-end précédent sur la capitale. Après un mois sans une goutte, c’était comme si les écluses du ciel s’étaient brusquement ouvertes, et avaient déversé toutes les eaux accumulées sans discontinuer du vendredi soir au dimanche, pour signifier à la population que c’en était fini de l’été. Au cas où cela n'aurait pas suffi à faire passer le message, le temps était resté gris et menaçant toute la semaine, et parfois la menace avait été mise à exécution : la veille encore, Mère Nature avait semble-t-il décidé de fêter le premier jour officiel de l'automne d'une manière un peu plus agressive que ce que suggérait le joli logo Google du jour... Dans la cour intérieure, les deux jeunes policiers qui faisaient le planton fixaient les nuages dans le ciel nocturne, tentant de deviner dans les nuances de noir s’ils auraient droit à quelques jours de répit avant les prochaines averses, ou s’ils étaient bons pour se faire doucher sur place le soir même.
Les six "invités" s’étaient montrés ponctuels. Quelles que soient leurs habitudes en la matière, le fait est que ce soir-là ils arrivèrent tous durant les dix minutes précédant le rendez-vous qui leur avait été fixé par téléphone. Avec assurance pour les uns, plus d’hésitations pour les autres, ils montrèrent aux agents la carte de visite que chacun avait trouvée dans sa boîte aux lettres. Une carte dépourvue de toute autre inscription qu’un petit logo, dans le coin inférieur gauche : D7, inscrit devant une forme stylisée vaguement triangulaire, au-dessus de laquelle émergeait, pour redescendre devant, le haut du corps et la tête d’un serpent qui pouvait faire penser aux symboles utilisés par les médecins. Les deux policiers expliquèrent simplement aux arrivants – quand ils ne se contentèrent pas de le signifier silencieusement d’un geste de la main – qu’on les attendait au fond de la cour.
C’était une cour couverte de vieux pavés disjoints et vermoulus, encore luisants d'humidité. Elle donnait sur la rue par un passage ordinairement fermé par une grille d’environ deux mètres de haut, dotée d’une porte commandée par un digicode ; mais les nouveaux venus avaient trouvé, ce soir-là, la porte maintenue ouverte par une pierre posée au sol. Passé cette entrée et le duo de gardiens improvisés, la cour se révélait très large – un tilleul plutôt imposant planté là étendait ses branches feuillues sans donner pour l'impression de prendre toute la place. Quelques coupelles vides et salles traînaient au pied de l’arbre, qui avaient dû servir à nourrir les chats du quartier. En marchant vers le fond, on pouvait voir sur la gauche, au rez-de-chaussée, sur une bonne partie de la longueur de la cour, les vitres de l’arrière d’une librairie, encore ouverte et apparemment plutôt remplie malgré l’heure tardive. Puis, vers le fond, la cour s’étranglait en un passage étroit, au bout duquel se tenait une femme.
C’était une femme noire, légèrement métissée. Un observateur attentif et sensible à ce genre de choses eut pu, en la regardant et en l’écoutant, émettre l’hypothèse d’une origine créole. Elle était, en tout cas, d’une grande beauté - tout le monde aurait pu s'accorder là-dessus -, et vêtue avec goût d’un ensemble pantalon et tailleur très chic, à la coupe et à l’élégance parfaites. Un parfum raffiné, dosé pour être à peine perceptible, flottait autour de sa nuque. Elle tenait un sac à main assorti à ses vêtements, et un dossier sous le bras. À sa voix, ils reconnurent leur interlocutrice téléphonique de l’après-midi, mais elle découragea toute tentative de tirer d’elle plus d’informations avant que tout ceux qu’elle avait fait venir ne soient réunis. Lorsque ce fut le cas, elle les invita à la suivre, s’engageant dans un escalier étroit, dont les marches en bois crissaient légèrement sous les pas, jusqu’au troisième étage, et de là, dans un couloir jusqu’à une porte barrée de bandes jaunes typique des "scènes de crime", sur lesquelles étaient écrites :
POLICE TECHNIQUE ET SCIENTIFIQUE – ZONE INTERDITE.
L'inconnue sortit une clé de sa poche et la fit tourner dans la serrure de la porte. Puis, elle se retourna vers le groupe :
« Mesdemoiselles, messieurs... Je représente des gens qui possèdent des informations susceptibles de répondre à des questions que vous vous posez. Vous avez tous vécu récemment des évènements qui ont dû vous faire remettre quelque peu en cause, disons : la façon dont vous pensiez que ce monde fonctionnait. Mes... employeurs (elle sembla tiquer sur le mot) se proposent de vous aider à y voir plus clair. Cependant, comme nous le savons tous : on n'a rien sans rien. Aussi je vous prie de considérer la raison pour laquelle vous avez été réunis ce soir comme une épreuve, au sens le plus noble du terme. Un moyen de prouver votre valeur, et, dans une certaine mesure, une sorte de... rituel initiatique. »Elle s'empara du dossier qu'elle tenait toujours son bras et le brandit tout en continuant :
« Bien, vous aurez deviné à la décoration qu'un crime a eu lieu ici. Un meurtre. La nuit dernière. » Elle dut remarquer certaines réactions sur les visages de ses interlocuteurs, car elle s'interrompit pour concéder :
« Je sais que la plupart d'entre vous sont peu familiers... et peu préparés... à côtoyer ce genre d'évènements. Mais partir en courant ne vous aiderait en rien... » Puis elle reprit :
« La victime, et locataire des lieux, s'appelait Marianne Chaumont. Vous trouverez dans ce dossier, que je vous laisse, les renseignements réunis par la police sur cette affaire, c'est-à-dire pas grand chose, ainsi que le numéro du lieutenant Ludovic Tignon, de la P.J., qui en a officiellement la charge. Je dis "officiellement", car pour des raisons que vous devriez ne pas tarder à deviner, les autorités se sont, dans les faits, dessaisies de tout cela et nous en ont confié la responsabilité. Ils ont encore une suspecte en garde à vue, une amie de la victime, mais ils la relâcheront probablement dans la matinée. »Elle regarda les six personnes qui se tenaient dans le couloir devant elle. À ce stade, elle savait pertinemment qu'ils étaient prêts à se lancer dans cette aventure, aussi absurde que tout cela puisse paraître aux yeux d'une personne parfaitement "rationnelle". De même qu'ils s'étaient rendus à l'invitation qu'elle leur avait lancée sans beaucoup y réfléchir. De même qu'ils s'étaient tous montrés exacts quant à l'heure du rendez-vous. De même que dans la cour, ils s'étaient laissés convaincre en quelques phrases de ne pas lui poser de question tant qu'elle n'aurait pas juger bon de leur tenir le discours qu'ils écoutaient à présent. Si ça se trouvait, certains d'entre eux auraient même déjà été prêts à jurer, si on les avait interrogés, que l'idée d'enquêter sur le meurtre d'une parfaite inconnu pour le compte d'autres inconnus leur était venue spontanément.
Elle ouvrit la porte. L'intérieur avait été réaménagé en un loft spacieux, parqué de bois exotique. Les fenêtres donnaient sur la cour. Du couloir, on pouvait voir en partie, au sol, le tracé en blanc de la silhouette de Marianne. On pouvait voir aussi des restes d'un grand repas pour plusieurs personnes, laissés sur une table et le dessus du bar d'une cuisine américaine.
« Ce qui vous est arrivé était peut-être un accident, peut-être pas. Mais croyez-moi, vous ne pouvez continuer à vivre comme vous l'avez fait depuis. Cela ne ferait qu'empirer jusqu'à ce que vous... perdiez tout contrôle. Nous vous offrons une chance de reprendre le contrôle, de saisir votre destin, de vous montrer dignes de ce que nous pourrons vous révéler. Et ce que je raconte commence à ressembler à un speech grandiloquent de film américain, alors je vais arrêter les frais. »Quelques membres du groupe ne purent réprimer un petit rire.
« La police scientifique est déjà venue dans la journée et, hum, aucun policier sérieux ne devrait plus s'intéresser à cette affaire, donc vous pouvez éviter la combinaison intégrale. Je ne suis pas autorisée à vous en dire plus. Résolvez l'affaire. Quand vous aurez trouvé ce que vous devez trouver... vous le saurez. Alors, et alors seulement, vous téléphonerez au numéro copié au dos du dossier. D'ici là, le lieutenant Trotignon est plus ou moins au courant et devrait se montrer coopératif si vous lui demandez de l'aide gentiment ; son numéro est dans le dossier aussi. Bonne chance. Montrez-vous brillants. »Remettant le dossier à la personne la plus proche, elle les laissa face à la porte ouverte (bien que barrée de deux bandeaux jaunes) et repartit en sens inverse dans le couloir, sortant son téléphone portable de son sac et appelant quelqu'un tandis qu'elle s'engageait dans les escalier. Aucun d'eux ne fit un geste pour la retenir.