En s'aidant mutuellement, les membres du petit groupe vinrent finalement au bout de leur lecture. Le contenu, néanmoins, pouvait en paraître déconcertant, sans même parler de ce qui pouvait bien le lier, de façon rien moins qu'évidente, à un meurtre commis à Paris en 2014. Pour compliquer le tout, le duc de Linières, auteur de l'opuscule, se donnait de grands airs d'érudit ; se piquait de surcroît d'une écriture un brin artiste ; et, enfin, zigzaguait assez librement entre une démarche scientifique revendiquée, fût-elle celle d'un simple amateur de curiosités, et une latitude certaine laissée à l'imagination ésotérique ; toutes choses qui, combinées, donnaient lieu à de longues et lourdes circonvolutions pour aboutir, bien souvent, à pas grand chose : car sur le fameux "Aigle d'Onyx", on ne savait presque rien, et le duc étalait ce presque rien sur des dizaines de pages.
Après un début fastidieux où Linières listait des objets semblables répertoriés depuis l'Antiquité, le texte en venait à l'Aigle d'Onyx proprement dit, qui était apparu, établissait-il, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Linières affirmait qu'il était en la possession du mystérieux comte de Saint-Germain : cet aventurier qui se déclarait immortel se serait servi de la puissance magique dégagée par l'objet lors d'une fameuse soirée de 1774, où il s'était entretenu avec la reine Marie-Antoinette, et où il aurait tenu de sombres propos prophétiques quant à l'avenir du règne de Louis XVI et de plusieurs personnes présentes. Du moins, affirmait Linières, l'objet était-il mentionné dans la relation de la scène telle qu'il avait pu la lire dans le manuscrit original, qu'il avait pu consulter, des Souvenirs de la comtesse d'Adhémar, avant que le baron de Lamothe-Langon ne les réécrive pour leur publication de 1836, escamotant alors entre autres choses ce détail, à n'en pas douter, hautement révélateur.
Par la suite, Linières proposait des preuves plus sûrement recoupables lorsqu'il affirmait que quelques décennies plus tard on avait revu l'objet en possession, cette fois, de Cagliostro, qui se prétendait le disciple du comte de Saint-Germain - encore que certains prétendissent qu'ils ne fussent qu'une seule et même personne, tandis que pour d'autres, ils n'étaient que des escrocs sans le moindre lien entre eux, en dehors de leur façon d'abuser les crédules. Le duc, néanmoins, citait plusieurs cas dans lesquels Cagliostro semblait décupler ses pouvoirs magiques en tenant en main la petite sculpture d'onyx. Une gravure d'époque le représentant permettait même d'identifier à coup sûr l'objet mystérieux.
Toutefois, Cagliostro semblait avoir perdu possession de l'objet, peu avant ou peu après son enfermement à la Bastille de 1785, consécutif à son implication dans l'affaire du collier de la reine. À sa sortie de la célèbre prison, l'aventurier n'était plus le même, et la fin de sa vie fut des plus lamentables - une errance piteuse à travers l'Europe avant de se voir arrêté en Italie par l'Inquisition, torturé, jugé et condamné à une incarcération perpétuelle. Ici, l'argumentaire du duc de Linières faisait un bond de côté, et replongeait plusieurs décennies vers le passé, s'intéressant à un autre prisonnier de la Bastille que Cagliostro avait pu croiser durant son incarcération.
Moins célèbre que l'homme au masque de fer du règne de Louis XIV, ce prisonnier avait en permanence le haut du visage masqué d'un loup de cuir. On prétendait que sous ce masque, son visage, quoique universellement jugé très beau, n'était pas tout à fait humain. On l'avait enfermé là, sur ordre royal, dans les dernières années du règne de Louis XV, et à en croire les archives, c'était tout juste alors s'il parlait français. Son identité n'avait jamais été clairement établie et nul ne semblait véritablement s'en être soucié ; toutefois il répétait régulièrement quelque chose comme "Ellavorn", et le personnel de la prison avait fini par le considérer sous le nom d'Elie Avaurne, ce que le prisonnier avait semble-t-il fini par accepter, quoique de mauvaise grâce, comme une façon de l'appeler. Du reste, son incarcération avait été aussi exceptionnellement longue - puisqu'elle ne prit fin qu'avec le prise de la forteresse par la foule parisienne - qu'entourée de secrets.
Les tentatives du duc de Linières pour retrouver les origines de cet Elie Avaurne tournaient court, mais il semblait persuadé (quoique sa rhétorique sur la question manquât assurément de preuves, voire parfois de logique apparente) que c'était à lui qu'appartenait originellement l'Aigle d'Onyx. Cet objet, qui lui aurait été retiré avant son incarcération, était alors passé de mains en mains jusqu'à se retrouver dans celles du comte de Saint-Germain puis de Cagliostro ; et l'altercation que ce dernier avait eu avec le prisonnier masqué avait apparemment brisé le prétendu mage italien bien plus efficacement que les poursuites judiciaires alors à son encontre. On n'avait jamais retrouvé la trace d'Elie après sa libération lors de la prise de la Bastille.
Néanmoins, notait Linières, plusieurs décennies plus tard, au début du XIXe siècle, un épisode étrange de la vie du prince Balbiani, de Palerme, ne manquait pas de piquer l'imagination. Il le mettait au prise avec un individu enragé qui l'aurait attaqué un soir dans sa bibliothèque, avant d'être mis en fuite par les serviteurs du prince, et qui, chose troublante, présentait plusieurs points communs avec les particularités notées à propos d'Elie Avaurne. Bien sûr, tempérait le duc, il était extrêmement improbable qu'il s'agit de la même personne, qui aurait été presque centenaire. Mais comment ne pas s'étonner d'une telle coïncidence, quand on savait que le prince Balbiani avait, d'une part, connu Cagliostro, et, d'autre part, fait l'éducation occulte du vicomte de Lapasse, médecin et alchimiste toulousain, fondateur dans la ville rose de "l'Ordre de la Rose-Croix, du Temple et du Graal", et possesseur avéré, par quelque transmission non élucidée, de l'Aigle d'Onyx ? Lequel vicomte de Lapasse l'avait, à son tour, légué au célèbre mage Josephin Péladan, qui avait permis au duc de Linières d'examiner l'objet.
S'ensuivait une description précise de la sculpture miniature - et un aveu : Linières, bien qu'il se dit fort troublé, presque physiquement et au-delà de toute raison, par la vue et le contact de l'Aigle, n'avait été témoin d'aucun phénomène à proprement parler magique. On comprenait à demi-mots que Péladan en était fort vexé et refusait d'avouer son incapacité à en tirer quoi que ce soit, continuant à parler de "potentiel inexploité", mais le fait demeurait. Si l'objet avait servi par le passé à amplifier les capacités surnaturelles de puissants mages du siècle précédent, le secret d'une telle utilisation semblait, à présent, perdu.
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