Ashley se sentait bien, aussi bien qu'elle ne l'avait plus été depuis longtemps. Elle n'essayait même pas de se souvenir de sa journée de la veille, tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle venait de se réveiller dans la douce chaleur du foyer, sous le regard bienveillant de sa mère.

« B'jour Maman, » lui dit-elle encore ensommeillée « oui, et toi ? » Elle huma l'air pour tenter de savoir ce qu'elle allait manger au petit-déjeuner.

Korvosa...

Ashley avait quitté tous ses amis en même temps que la ville, et son cœur se serra lorsqu'elle comprit enfin qu'elle ne les verrait peut-être plus jamais.

Heureusement, sa mère se mit à jouer du violon, ce qui apaisait toujours Ashley dans les moments difficiles. Tout comme la bonne cuisine de son père, même si elle restait une petite fille maigrichonne malgré son bon coup de fourchette !

Bon. Quitter la ville et ses amis était une épreuve difficile, pas drôle du tout, mais au moins elle était avec ses parents, les gens qu'elle aimait le plus au monde et qui le lui rendaient bien !

Elle leva les yeux de son assiette et leur fit le plus beau sourire qu'elle put malgré son cœur serré.

Ashley rayonnait de joie !

Loin de ses amis et ayant quitté son rythme habituel, elle avait complètement oublié que c'était son anniversaire, mais heureusement, ses parents y avaient pensé.

La robe, bleu sombre aux reflets multiples, avait une couple simple, son originalité résidant dans les effets provenant de sa couleur si particulière.

Elle entra dans la roulotte et prit la petite boîte dans laquelle elle avait mis les affaires qu'elle voulait bien vendre. Sa main trembla un petit peu lorsqu'elle posa sa poupée en porcelaine sur l'étal. Certes, elle n'était plus en âge d'y jouer, et c'était de toute façon un trop bel objet pour qu'elle le conserve dans un environnement aussi périlleux que celui offert par une roulotte, mais... c'était un petit morceau de sa vie qui s'en irait, si elle trouvait preneur. Et puis non ! Ashley prit une grande inspiration et secoua ses sentiments. Après tout, maintenant sa vie n'était plus la même, et ce n'était pas quelques objets qui allaient y changer quoi que ce soit ! Elle baissa les yeux sur la jupe de sa robe, la faisant légèrement onduler pour profiter de ses reflets chatoyants et, lorsqu'elle releva la tête, c'est avec le sourire qu'elle disposait ses maigres possessions de valeur sur le petit étal.

Durant le repas, Ahsley se dit qu'elle se souviendrait toujours de cette journée.

D'abord riche en émotions à cause de la vente de ses affaires qui l'avaient accompagnée depuis toute petite, et de l'argent qu'elle en avait retiré, et surtout du sentiment de grandir en acceptant de se défaire de ses trésors.

Puis riche de bonheur devant cet excellent repas en compagnie de ces compagnons de route qui étaient un peu comme une nouvelle famille, même si leurs liens en étaient aux balbutiements.

La promenade qui s'ensuivit, seule avec ses parents, fut merveilleuse et jamais elle n'oublierait ce merveilleux coucher de soleil sur la mer.

Mais, à peine la chaleur était-elle tombée qu'Ashley ressentait un frisson glacial qui n'avait rien à voir avec la fraîcheur d'une soirée après une journée chaude. Quelque chose était en train d'aller de travers, mais elle ne savait pas quoi. Peut-être n'était-elle pas si prête à changer de vie, finalement, à grandir ? Peut-être était-ce une sorte de contre-choc au fait d'avoir tout abandonné, ou presque, de son ancienne vie ? Non, pas tout... Elle tenta de se réconforter au contact de la grande main de son père qui enserrait la sienne, et au parfum familier de sa mère...

Ce n'était pas la première fois qu'Ashley voyait un enfant miséreux, Korvosa ayant son lot de mendiants comme toute grande ville. Mais, elle n'aurait su dire pourquoi, voir ce petit orphelin la fit frissonner. Avant qu'elle s'en rende compte, son frisson s'était mué en pur sentiment de peur. L'air de ses poumons se vida brusquement quand elle sentit un coup dans son dos, et en se retournant elle put voir l'enfant s'enfuir avec sa bourse. Même s'il y avait dedans les sous qu'elle avait récoltés de la vente de toutes les affaires auxquelles elle tenait pourtant encore, elle ne s'y arrêta pas, car la terreur ne l'avait toujours pas quittée.
Cependant, son hoquet attira l'attention de ses parents, qui se retournèrent pour voir l'enfant qui s'enfuyait.

Bien que son père rattrapât le petit voleur, et qu'elle se remit à respirer normalement, Ashley ne ressentit aucun soulagement.

Son attention fut détournée de la scène de son père tenant l'enfant par le bruit étrange fait par des grelots, pour autant qu'elle pouvait en juger. Puis elle vit le visage de l'enfant, et sa terreur s'accrut encore avec la sienne. Terreur, mais aussi stupéfaction, lorsqu'elle vit arriver les saltimbanques. Le brouillard surnaturel ajoutait à l'irréalité de la scène, et quand ils ouvrirent la bouche pour prononcer leur formule lancinante, elle fut prise de pitié pour l'enfant que son père tenait.

Les années n'avaient pas été faciles après la mort de ses parents. Seule, elle n'avait eu d'autre choix que de remettre sa vie à celui qu'elle estimait responsable de leur mort.

Hubert.

La plupart du temps, elle comprenait aussi qu'il avait été son sauveur, car seule, jamais elle n'aurait survécu dans cette ville.

Elle avait tenté d'aller voir les gens de la caravane, mais quand elle arriva le lendemain de la mort de ses parents, la caravane avait disparu. Les chariots étaient partis sans les attendre. Tous les chariots. Même le sien. Elle pleura des jours et des jours, elle n'avait même pas eu de corps à enterrer, de tombes à visiter, trop petite qu'elle était pour avoir pu savoir ce qui était arrivé à la dépouille de ses parents. Durant ces jours interminables, Hubert lui apportait tant bien que mal à manger : un quignon de pain là, une croûte de fromage ici, et parfois un peu de bière.

Plus d'une fois elle se fit agresser, soit qu'elle marchait sur les platebandes d'autres voleurs, ne faisant pas assez attention à la limite des quartiers, soit qu'on lui jetait des pierres, avec sa tête de petite mendiante crasseuse, soit qu'elle servait de défouloir pur et simple. Plus d'une fois, Hubert l'avait tirée de ces mauvais pas. Parfois, elle rentrait dans un sale état et il faisait ce qu'il pouvait pour être gentil avec elle.

Oui, Hubert avait été son sauveur, et ça n'avait pas dû être facile pour lui. D'ailleurs, ça ne devait pas tous les jours être facile pour lui. D'autant plus que lorsqu'elle faisait son cauchemar, elle lui jetait des regards mauvais. C'était plus fort qu'elle, et il le savait. Il savait aussi qu'un jour elle devrait partir, à cause de ça, pour quitter ces affreux souvenirs. Il ne savait pas comment elle se débrouillerait, mais il faudrait bien qu'elle parte, même si cela l'attristait. Car pour lui, elle était la fille de celui qui l'avait sauvé, celui qui ne l'avait pas donné aux monstres, celui qui était mort à sa place. Et chaque regard mauvais d'Ashley le lui rappelait cruellement. Jamais elle ne pourrait l'aimer comme il l'aime, mieux vaudrait qu'elle parte un jour. Il n'oublierait pas, mais il ferait tout comme. Après tout, si la vie avait été tendre avec lui, ça se saurait.

Ce matin-là, Ashley regarda Hubert d'un œil accusateur et triste. Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Heureusement, il faisait comme si de rien n'était. Ce jour-là, donc, elle fit un peu traîner les choses. Juste pour montrer que ce ne serait pas une nuit facile. Finalement, elle répondit « Allons-y. »

Ashley était satisfaite de sa soirée et avait oublié son cauchemar au fur et à mesure que les bourses s'accumulaient dans son petit sac.

Ils allaient rentrer quand Hubert lui désigna discrètement un gros pigeon. Ça sentait le bon coup à plein nez, et ils décidèrent de saisir cette belle occasion.

Ils s'y prirent comme à leur habitude et c'est sans aucun mal qu'Ashley s'empara de ce que l'homme dissimulait si chèrement : un horrible masque de meurtrier. Paralysée d'horreur et d'effroi, elle ne put réagir quand l'homme lui attrapa le poignet et la menaça, un rire abominable s'échappant de ses lèvres.

Heureusement, Hubert la sauva et ils purent regagner leur planque dans les égouts. Mais au moment d'entrer, Ashley se ravisa. Depuis des années, elle avait cru que ses parents avaient été tués par des êtres surnaturels et là, elle venait de comprendre que c'était de simples hommes masqués. Certes, leurs masques étaient inhumains, mais ceux qui les portaient n'étaient rien d'autre que des criminels ! Sa dague s'enfoncerait très bien dans leurs chairs, elle avait enfin la possibilité de venger ses parents !

Tournant les talons, ne vérifiant même pas si Hubert la suivait ou non, elle retourna à l'endroit où ils avaient vu l'homme au masque ; celui-ci avait été rejoints par ses complices aux grelots. Malheureusement, Ashley était trop en colère pour être discrète et c'est sans problème qu'ils la virent et se mirent à sa poursuite.

Se voyant repérée, Ashley sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine et prit ses jambes à son cou ! Il faisait presque nuit, maintenant, et ses vêtements sombres l'aidaient à se faufiler entre les ombres. Il fallait qu'elle rejoigne la place. A cette heure-ci il y aurait encore du monde en train de ranger les étals. Le problème, c'est que certains m'ont à l'œil... Mais cette pensée fugace ne put arriver à son terme alors qu'Ashley passait entre les jambes d'un cheval puis entre des caisses peut-être assez serrées pour ralentir ses poursuivants. Ah, elle arrivait près de la cour du père Anselme, en passant elle releva le petit loquet qui bloquait la barrière, libérant Rage, le gros molosse qui aimait bien les enfants mais pas les adultes. Surtout pas les adultes qui couraient.

Elle ne se retourna pas quand elle l'entendit aboyer, les cris du père Anselme couverts par ceux du chien. Ils résonnaient encore dans le lointain lorsqu'elle atteignit enfin la place. Il y avait encore assez de monde pour qu'elle puisse se faufiler entre les gens afin que ses poursuivants ne puissent pas voir par quelle rue elle quittait la place.

C'est le souffle court et le cœur battant à tout rompre qu'elle retourna à la planque. La peur avait remplacé la colère pendant la poursuite, mais maintenant, il ne restait plus que la tristesse...