Chorune, en rêvant, n’était nullement étonnée de se trouver toujours dans le vieux temple de Lamashtu, ni d’entendre à nouveau la voix familière de son ancêtre.
Le visage de Chorune oscillait entre cette satisfaction malsaine, avec un rictus mauvais et sauvage qui déformait son visage, ce sentiment de désespoir d'avoir encore été possédée par ce démon qui la calcinait de l’intérieur, et cette plénitude, ce calme, cet espoir, apparu par la voix de son grand-père. Un observateur extérieur aurait vu le corps de l’adolescente prendre différentes formes, avec une peau épaisse de couleur grise, ou une corne sur la tête, ou au contraire, transfigurée, comme transpercée par la lumière de Sarenrae.
« Mer…ci » articula-t’elle, juste avant d’ajouter « Va-t’en, démon ! »

« Oui… Non ! » répondit l’adolescente, dont le corps oscillait entre plusieurs formes différentes.
Chorune se tint la tête à deux mains, inspirant fort, comme si cela pouvait l’aider à reprendre ses esprits. « Non. Ce qu’il faut, c’est de la patience, de la tempérance en toutes choses » récita-t’elle de son catéchisme. « La compassion, la paix, sont des vertus. Ce qu’il faut combattre, c’est le mal qui ne peut être racheté ! » cria-t’elle.

Chorune luttait pour ne pas écouter les paroles sournoises et insidieuses de la fumée maudite. « Non ! Laurende n’a rien fait de mal… C’était une plaisanterie ! » Ne comprenant pas les propos de la bête, elle balbutia : « Le … le mal sous son visage humain ? De quoi veux-tu parler, démon ? »

Chorune hésita devant l’évidence de la description des actes de Laurende. Les garçons semblaient s'approcher, et elle revivait la scène qui avait emporté sa raison quelques jours plus tôt.
Mais elle se reprit, semblant plus déterminée que jamais. Son corps se mit à luire légèrement, d’une lumière blanche et pure, et d'un geste circulaire, balaya ses agresseurs. Apparut alors l'image floue de son grand-père, qui hocha de la tête, fier de sa petite-fille.
« Non. Laurende n’a pas fait ça. Les démons, ce sont ces maudites créatures qui vivent sous terre, et dans ce temple de Lamashtu. Ce sont eux qui ont transformé une plaisanterie en drame éternel. Je les combattrai avec toute la force lumineuse de Sarenrae, et grâce aux leçons de mon grand-père, Salfon Camovar. »
L'adolescente n'avait aucun défi dans le regard envers la fumée malsaine. Elle énonçait simplement une évidence, une résolution.

Au fur et à mesure que la brume noire recouvrait l’image de Salfon, le visage de Chorune se déformait de colère, devenant de plus en plus proche du démon qui la tentait.
« Assez ! » Soudainement armée, l’adolescente trancha la vapeur maudite de son arme. Salfon grossit, emplissant l'espace ainsi libéré. Sa voix grave et autoritaire grondit le démon : « Pour toi, les "responsabilités politiques" signifient imposer son point de vue, réduire les autres à sa volonté, et détruire ses adversaires. Ma vision est tout autre. »

« Bien sûr que non. Par exemple, je ne discute pas avec les magiciens maudits. C’est une position très tranchée, tu vois » répondit Salfon. « Quand à ma petite fille, je t’interdis de la toucher ! »

Le démon, jouant avec les mots, tapota sur l’épaule de Chorune, puis, alors qu’elle se retournait violemment, s’abattit sur son genou gauche avec violence.
L’adolescente hurla de douleur. Il lui semblait qu’à cet endroit, sa chair, grise, devenait flétrie, corrompue, paralysée. La douleur lancinante lui remontait du genou jusqu'au cerveau, faisant exploser ses sens. La corne épaisse au milieu de son front réapparut, violente, cruelle. Alors que le démon hilare et exultant souhaitait continuer la transformation, jouant de la chair de Chorune, la main de Salfon s'interposa. « Assez ! »

Dans son rêve, Chorune perdait le contrôle d'elle-même. Le démon envahissait son corps, alors qu'elle devenait plus massive, plus imposante. Son esprit possédé cherchait un être à occire, voulait goûter au sang du vaincu, voulait entendre comme une mélodie la complainte des familles ayant perdu un être cher.
L'épée de l'adolescente grossissait, semblait capable de fracasser des crânes, de déchirer des murs.
Savourant la folie meurtrière de son ancêtre démoniaque, Chorune s'attaqua aux objets présents dans le temple, dépeça le corps sans vie de son adversaire, trempa ses mains avec délectation dans les organes visqueux projetés sur les murs.

Malgré cette folie, Chorune évitait soigneusement de toucher au général. Le corps de Salfon, translucide, parut plus tangible que jamais. « Maudit ! Combien de tes descendants as-tu possédé de la sorte, avant de t'attaquer à Chorune ? Il n'y a pas eu que la mère d'Istas, n'est-ce pas ? Je ne te laisserais pas emporter ma petite-fille dans ta folie ! »

L'homme sage s'approcha de l'adolescente. D'une caresse sur son épaule, il attira son attention. Chorune se figea, la prunelle de ses yeux étant tour à tour triste, sauvage, vide, attentive.
« Chorune, la force brute sans contrôle te perdra. Ne pense pas que tu es un monstre, comme l'autre veut te le faire croire, que ta seule issue est de sombrer dans la folie qu'il t'impose. La tempérance, Chorune, la tempérance est une voie plus difficile que celle qu'il te propose, mais qui apporte le bonheur, la sérénité. »
Chorune n'écoutait qu'à moitié les mots de Salfon, mais elle ressentait par elle-même que cette voie de la violence ne la rassasierait jamais, qu'elle aurait toujours un manque qui tarauderait son ventre.
« Tu ne peux pas combattre ton ancêtre en permanence. Utilise donc la force qu'il te donne à bon escient, pour de nobles buts. Joues-toi de lui. Je serai avec toi pour te conseiller quand tu en auras besoin. Je... ne sais pourquoi... mais... Sarenrae m'autorise à t'aider. Je marcherai tous les jours à tes côtés. »
Une vague de chaleur bienheureuse parcourut Chorune, la faisant tressaillir tant le contraste avec sa colère précédente était violent. La lumière de Sarenrae semblait l'avoir atteinte. La déesse pardonnait si la personne se repentait. Le repentir, les remerciements à la déesse, avec son grand-père comme guide, telle était l'issue pour Chorune.

L'être fumée enrageait. Il était vaincu. Avec un rictus malsain, il jeta un dernier coup d’œil au genou de Chorune. Il laisserait son œuvre telle quelle. Puis il disparut.

Mais il reviendrait.

« Je n’en connais pas d’autres » répondit Chorune, lasse. Ou plutôt, fatiguée par le combat qu'elle venait de mener contre elle-même.

Chorune s’assura de l’absence de sa mère. En fait, elle ne pouvait pas se confier à elle sans qu’elle n’en fasse une crise. Son oncle, par contre, l’écouterait et lui laisserait faire ses choix. Aussi, une fois l’absence confirmée, elle décida de parler.

« Je sais pas… » commença-t’elle, hésitante, un peu au hasard.
Mais le problème se résumait bien à cela : Chorune ne savait pas si elle était bien ou non. Elle se sentait en pleine forme, mais le soi-disant cauchemar de la nuit – elle était convaincue qu’il s’agissait d’une réelle confrontation avec deux de ses ancêtres - la préoccupait toujours. Elle n’aurait su l’expliquer, mais elle se sentait capable de choses extraordinaire, comme si, imprégnée de l’âme de son grand-père, elle avait acquis une part de son expérience, mais en même temps, elle avait été physiquement atteinte. Elle boitait, sa jambe était devenue un peu folle, et elle savait que ce n’était pas passager.

« Je suis bien… très bien... mais… je boite » répondit-elle, en enroulant sa mèche de cheveux rouge autour de son doigt.