Chorune regardait en souriant les gens heureux devant elle. La couturière se sentait bien à Pointesable : Les habitants étaient bienveillants, aimants, serviables. Certes, la vie était toujours dure, et le travail fatiguant et rébarbatif ne manquait pas, mais les gens savaient aussi rire, danser et chanter.
Soudain, Chorune comprit le nuage. Immédiatement, une colère monta, qu’elle tenta de réfréner. (en abyssal) « G'i, bum u lûlu nan-iba, lûlu ishduk ! » « Non, c’est la façon dont on doit vivre ! Souriant face aux autres, offrant réconfort et pardon ! »(en abyssal) « Glúk, buk tulúba g-k'i tum-du cra agl’shobuk gdu’rishibur skhi’shi. Im g-gug bu onatumakelûk-im búr'ish nazg. Im-glûkazg' sharug bushishi, pa grathazgl ! »« Ils ont une âme qui mérite d’être défendue, un îlot de bienveillance au milieu de terres dures » dit-elle tour à tour, livrant ce combat intérieur.
Ses yeux s’attardèrent sur ses mains, qui prenaient une couleur grisâtre, parcheminées. Comme lors du rêve de l’autre jour, avant l’attaque des gobelins… Mais où était Salfon ?

Chorune regardait avec effroi l’être humanoïde face à elle. Etait-ce le démon, celui qui sommeillait en elle ? L’ancêtre maudit qui, selon son grand-père, hantait certaines femmes de sa famille depuis des générations ?
L’humanoïde était âgé, mais son visage ne présentait pas de rides. La couleur de sa peau était… rouge ? Grise ? Ou sans visage ? Les rêves ne sont pas aussi précis. Etait-il humain, déjà ?

La mèche rouge de Chorune lui brûla la tempe. Le feu sembla se propager à l’intérieur de son corps, laissant sur sa peau une couleur de cendres.
Qu’était-elle en train de devenir ?
Ces derniers jours, elle avait espéré que les défauts qu’elle craignait, ces accès de rage soudaine, soient en fait des atouts pour la communauté. Mais cet être ne lui montrait-il pas sa vraie nature ?
Chorune devait combattre ce démon. Elle se concentra sur Sarenrae, sur Salfon, mais personne ne répondait ! Elle se mit à crier, à haleter, elle n’avait plus assez d’air pour respirer…
Oui, cet être était là pour elle. Pour lui apprendre. Pour la guider. Pour l'amener ailleurs, là où la niaiserie ambiante n'avait pas cours, et où le pouvoir était une chose à conquérir, qui valait la peine de tuer et de détruire pour l'acquérir.

Chorune hurla. Dans son rêve, elle ne pouvait déterminer si c’était de peur, ou si ce rugissement valait assentiment.
L’être qui avait envahi son esprit se présentait clairement comme cet ancêtre méprisable, dont finalement elle ne savait que peu de choses, et qui avait déjà tenté plusieurs fois de contrôler ses aïeules. Serait-elle assez forte pour résister, comme les autres ? Ou la soit-disant « réceptivité » dont parlait le monstre n’était affirmée qu’afin de l’appâter, ou de la faire céder plus facilement en mettant en exergue sa faiblesse relative ?
Consciente de la sournoiserie de cet être, Chorune se remémora les histoires racontées par sa grand-mère : Certaines femmes de sa famille étaient devenues folles, voire n’avaient pas survécu à son contact…
Malgré ce, elle répondit à sa propre image, les yeux rougis, les lèvres souriant en coin: (en Abyssal) « Shob'nagu’shisnur-gûl, bazglonakashi'i. »

Chorune, sans une hésitation, prit l'épée. Se servir d'une épée, Salfon le lui avait appris, ça ne la compromettait en rien avec cet être. Dans sa famille, c'était un honneur d'en porter une.
Mais elle savait aussi ce que son ancêtre voulait : Qu'elle entre dans une colère noire, comme elle savait malheureusement le faire ; Qu'elle le laisse l'envahir, guider ses gestes.
Les créatures approchaient, étaient tout près. Ho, comme elles paraissaient bien réelles dans ce rêve ! Chorune reconnait les faciès de certains des gobelins qu'elle avait affronté le matin dans la verrerie, et sa réaction, par mimétisme, fut la même : Elle laissa le démon de fureur qui était en elle assouvir sa soif de violence.
Hurlant à nouveau, elle fonça dans la mêlée, et le sang des verts l'éclaboussa à nouveau.

Chorune rageait. Le monstre de fumée tentait de la piéger, et une voix au fond d’elle tentait de se frayer un passage jusqu’à sa conscience. Mais trop tard, pas assez fortement.
(en Abyssal) « Crbúbúk búkû shishâtu shogul, barazgri ! » beugla-t’elle, sans savoir que ce cri de colère la rapprochait plus qu’elle ne le croyait de cet être haineux.
Toute en muscle et en force, elle se débattit sauvagement et se libéra des gobelins. Elle en attrapa un par le cou, et d’un coup de tête, lui fracassa le front. (en abyssal) « Na prbaraguk, tum nurzg-isn’nat cra shimpronathi bu ish num-buri ! »

La forme de fumée qui la représentait avait un sourire en coin. (en abyssal) « Shonanash. » dit-elle finalement, comme si elle avait accompli son objectif.
Son grand-père Salfon, en armure, arriva au loin. Il n’eut qu’une phrase, suppliante : « Par Sarenrae ! »
Chorune prit conscience de son environnement. Ses mains Autour d’elle, un champ de cadavres de gobelins l’entourait. Tous les gobelins présentaient la même tête fracassée, et au fur et à mesure qu’elle levait son regard, le nombre de cadavre augmentait autour d’elle, jusqu’à masquer Salfon, jusqu’à la submerger ! « Tu n’es pas seule ! Je t’aiderai ! » cria-t’il avant de disparaitre derrière les corps verts sans vie.

Chorune se réveilla d’un coup, haletante. Elle était en robe de chambre, debout, dans sa chambre à l’auberge d’Ameiko. Elle faisait face au miroir accroché au mur. Celui-ci était brisé : Un impact en son centre avait provoqué des fissures qui allaient jusqu’aux bords du miroir. Ainsi, Chorune voyait plusieurs fois son visage, à chaque fois sous un angle légèrement différent.
Une goutte de sang perlait sur son front. Les morceaux de miroir montraient une jeune femme blonde sous le choc, surprise, ayant du mal à reprendre son souffle.
Sauf un. Le seul qui faisait apparaitre la mèche rouge sang à la tempe de Chorune. Ce visage-là présentait un regard déterminé ainsi qu’un rictus satisfait. La flamme qui animait ces yeux semblait certaine de vaincre.

Chorune, se sentant pourtant en pleine forme, comme elle ne l'avait jamais été, se détourna, et pleura.