L'arrière-grand-mère shoantie de Chorune avait en son temps une défiance forte envers les magiciens. D'une façon générale, la magie avait à jamais modifié la destinée de cette partie-là de la famille, et surtout celle la sienne et celle de sa fille, qui avaient été rejetées de leur clan.
Mais l'arrivée à Pointesable, et le mariage d'Istas avec Salfon Camovar, avaient modifié, génération après génération, cette perception. Preuve que les temps changeaient, Laurende, la cousine de Chorune et la fille de l'oncle auquel Ilsoari faisait référence, deviendrait peut-être magicienne un jour.
« Bonjour... » dit Chorune timidement, un peu comme quand on parle à un adulte alors que l'on n'en est pas encore vraiment un. Ilsoari l'avait vue petite, et dans son esprit, il était définitivement classé dans la catégorie « adultes - parents », même si Chorune avait maintenant un autre âge.
« Ca va, Falthryr et toute sa famille vont bien... » Elle avait répondu machinalement : Entrer dans les détails des petits soucis quotidiens ne se faisaient pas face aux connaissances.
« Et vous ? Vous allez bien? »
Après avoir obtenu une réponse, elle enchaîna avec le but de leur visite.
« Nous venons obtenir des renseignements sur une fille morte il y a cinq ans : Nualia, qui avait été recueillie par le Père Tobin... »

Borscht réfléchissait toujours à la manière de formuler leur demande de renseignement lorsque Chorune le devança. Ilsoari et l'homme à ses côté, répondant au nom de Chask Halalan avait tout deux l'air convaincu que Nualia était morte lors de l'incendie de la chapelle cinq ans auparavant.

« Enchanté messire Chask, Ce fut un réel plaisir de faire ce cour à vos élèves messire Ilsoari. »

Borscht regarda Chorune avant de répondre à la question d'Ilsoari Comment leur présenter cela sans semer la panique dans le village.

« Serait-il possible de continuer cette conversation en privé, il y a certains éléments qui pourraient perturber vos élèves s'ils venait à les entendre. » répondit Borscht en jetant un regard aux élèves qui jouaient non loin de là.

Le quatrième homme était donc Chask Haladan, le propriétaire de la librairie. Une librairie… comme si le savoir se trouvait dans les livres ! Chorune avait du mal à imaginer le quotidien d’un libraire, assis au milieu de tant de parchemins et de papiers, qui n’étaient de toute façon qu’une représentation de la réalité et pas la réalité elle-même.

Secouant ses pensées, elle ne donna qu’une demi-réponse à Ilsoari : « C’est pour une enquête. Vic m’a demandé d’obtenir quelques renseignements secondaires. »
Elle n’avait pas besoin de préciser : Les enquêtes de police étaient bien entendu confidentielles. Ce pouvait concerner les dernières attaques de gobelins, comme tout autre fait de police. Aussi, le fait que ce soit Chorune qui vienne poser des questions et non son cousin en personne, et que ce soit des « renseignements secondaires », pouvaient signifier que ce qu’elle demandait n’avait peut-être aucune importance. Une piste parmi tant d’autres, en quelque sorte.
Le côté adolescente attardée de Chorune finirait de convaincre l’académicien de l’absence d’urgence de ces questions. Qui confierait une tâche aussi intellectuelle à la couturière paysanne de seize ans ? Pas étonnant qu’un magicien comme Borscht l’accompagne pour rencontrer un académicien.

Quoiqu'il en soit, le demi-orque avait raison sur les besoins de discrétion. Chorune attendit que Chask se retire et que Borscht et elle soient accompagnés dans un coin plus discret avant de continuer.

« C’est exact, les raisons sont sérieuses » répondit Chorune. Et c'est pour cela qu'on ne va pas les détailler.
La jeune couturière ne savait pas jusqu’à quel point elle pouvait se confier à Ilsoari. Celui-ci était en relation avec sa famille depuis longtemps. Mais était-ce suffisant ? Ilsoari lui-même avait reconnu ne pas avoir vu son oncle depuis un bail. Et, personnellement, elle ne le connaissait pas très bien.
L’insistance de l’académicien n’était pour l’instant pas suspecte, jugea Chorune. Elle ressortait des formules de politesse.
« Il semblerait que l’origine de Nualia soit en lien avec les attaques des gobelins. » Chorune n’entra pas plus dans les détails. Il n’était pas nécessaire d’annoncer qu’ils soupçonnaient Nualia d’être peut-être en vie, et d’être elle-même à l’origine de l’attaque. Ni qu'il s'agissait d'une démone. Juste suggérer que peut-être ses parents, ou un frère inconnu, pourraient être impliqué.
« Nous avons besoin de savoir d’où elle venait, comment elle vivait, les anecdotes sur son passé qui pourraient nous éclairer, ou des comportements étranges qu’elle aurait pu avoir… Tout ce qui pourrait nous éclairer sur son origine. »

« Nualia… Un… un ange ? » Le cri de surprise était sorti naturellement du torse de Chorune.
Cela ne correspondait pas du tout à ce qu’elle avait vu sur les documents de Tsuto.

Ou, au contraire, ça correspondait parfaitement.

Nualia, à la fois trop aimée et rejetée, en venait à maudire son héritage céleste. Elle cherchait à le supprimer, et faisait appel à des rituels que lui proposait « la Mère » (Lamashtu ?). Elle était aidée dans cette quête par Tsuto, fou amoureux, qui en plus souhaitait détruire Pointesable. Ils s'étaient rencontré "par hasard", ou peut-être que Nualia le manipulait complètement et l'avait retrouvé.

« Je n’étais pas au courant… Qu’a fait Laurende ? » Chorune, un peu perdue dans ses pensées, avait distraitement proposé à Ilsoari de continuer son monologue.
Mais peut-être qu’une conversation avec sa cousine lui apprendrait beaucoup…

Borscht réfléchissait aux révélations d'Ilsoari à propos de Nualia et des conséquences que cela impliquait.

« Effectivement ce n'était pas une vie très agréable. Tout le monde était comme cela avec elle? N'avait-elle personne avec qui elle s'entendait? Un adulte ou un autre enfant? »

Voyant qu'Ilsoari regardait sa montre et se préparait à aller donner son cour, Borscht se souvint qu'il devait y assister. ALors qu'il en mourrait d'envie d'en apprendre plus sur la magie, ses nouvelles responsabilités l'empêchaient toutefois de se décider à suivre le cour ou à continuer l'enquête avec Chorune. Il demanda donc à Ilsoari :
« Votre cours sera-t-il long? »

Se tournant vers Chorune il lui expliqua : « Je devais initialement assister au cour de maître Ilsoari aujourd'hui, cependant au vu des circonstances je ne sais pas si cela reste approprié, penses-tu que les autres y verraient un inconvénient? Cela pourrait nous être utile par la suite que j'en apprenne plus sur la magie non? Mais repousser l'enquête risque aussi de nous nuire. Je ne sais que faire pour le coup. »

Chorune hocha la tête. A la rigueur, pour déterrer de mauvais souvenirs enfouis au creux de sa famille, il valait mieux qu'elle ne soit pas accompagnée de Borscht.
« Si tu veux rester pour le cour d'Ilsoari, je n'ai pas de problème. »

Avant de partir, elle attendit cependant la réponse du magicien. Puis elle se rendrait à la demeure familiale.

Chorune laissa Ilsoari et Borscht pour leur cours, se dirigeant vers la demeure des Camovar.

Elle ne put que frissonner en remarquant le parallèle qu’il pouvait être fait entre la vie de Nualia et la sienne. Comme Chorune, Nualia avait une particularité inhumaine.
Nualia descendait des anges et, rejetée et prise comme un animal de foire, sa vie était devenue un enfer. Chorune descendait d’un être immonde, et aurait pu subir le même traitement, voire pire. Mais elle avait eu la chance que son grand-père ait remarqué en elle les mêmes signes que ceux que montrait la mère de son épouse. Il avait eu la présence d’esprit de l’isoler, de la protéger de la vindicte populaire. Il le fallait : Le propre père de Chorune ne s’était-il pas enfui en entrevoyant la vérité ? Que serait-elle devenue sans Salfon ? Aurait-elle, elle aussi, succombé à l’appel des démons ?
N’y succombait-elle pas, parfois ? Deuxième frisson...
L’histoire de Nualia était finalement bien triste. Chorune laissa couler la larme le long de sa joue. Malgré ses agissements, Chorune ressentait comme une empathie envers Nualia. Etait-ce le démon en elle qui l'y incitait ? Ou simplement, était-ce le pardon que prône Sarenrae ? Chorune espéra que la bonne réponse était la deuxième.

Subitement, un deuxième rapprochement vint à l’esprit de Chorune.
Les massacres de Jervis Stoot. Cet homme avait tué plusieurs personnes à Pointesable, il y avait quelques années, prenant leur langue et leurs yeux, et les utilisait pour un rituel démoniaque qu’il faisait dans un temple maudit construit sous sa maison.
Un mois après sa mort, la cathédrale de Pointesable brûlait, entrainant la mort du père Tobyn et celle, supposée, de sa fille adoptive.
Etrange coïncidence… Qui, subitement, n’en apparaissait plus une aux yeux de Chorune.

Ces réflexions en tête, elle arriva « chez elle », espérant y retrouver sa mère (qu’elle n’avait pas vu depuis la veille), et surtout Falthryr et Laurende… Elle passerait plus tard chez Vin Vender pour s'acheter la torche éternelle qui avait fait rudement défaut à l'équipe le matin même.

Chorune soupira et s'assit lourdement sur un siège massif en bois. Son inquiétude concernant ces échos d’événements successifs à des années de distance devait se lire sur son visage. Et les quelques traces de sang qu'il restait n’amélioraient pas les choses.
« Pfff. Je cours partout... Vivement que je puisse revenir à mes bêtes et ma couture ! » dit-elle avec lassitude, en réponse à son cousin.
« Tu sais où sont passés maman, tonton et Laurende ? »
S'ils vont revenir, je les attends ici et je me prends un bain... pensa-t'elle, résolue.

Chorune secoua la tête, à la fois résolue et dépitée.
« Non, ma mère ne doit pas rentrer à la ferme. Pas encore. »
Concernant son armure, Chorune pivota sur elle-même. « Oui ? Comment tu la trouves ? Je l'ai eu chez Savah. Elle est bien, hein ? Bon, je dois aller me nettoyer un peu et je redescends. »
Chorune alla s'isoler, le temps de finir de se débarbouiller, puis redescendit en attendant sa mère, son oncle et sa cousine. Si Badin était là, elle lui tiendrait compagnie.

Chorune fut heureuse de retrouver sa mère. Avec une pointe d’excitation, elle répondit à son enthousiasme. « Oui ! Je vais très bien ! »
Malheureusement, la cause de sa venue dans la demeure familiale revint vite, et c’est le visage grave qu’elle continua : « Peut-être pas tout de suite… Madame la Maire m’a demandé de rester jusqu’à ce que le prévôt revienne, et je souhaiterai que tu restes ici pendant ce temps. »
Anticipant une réaction passionnée de sa mère – après tout, n’étaient-elles pas du même sang ? – elle enchaîna : « Je voudrai vous parler à vous deux… seuls à seuls. C’est important. »
Même s’il ne fallait pas affoler la population, et que Chorune laisserait la Maire annoncer ce qu’il faudrait à la population, elle n’envisageait pas de ne pas tenir au courant son propre oncle et sa propre mère. C’étaient des Camovar, et ils savaient combien le moral des troupes était important. Ils ne diraient rien. Mais, selon Chorune, s’ils savaient ce qu’il se tramait, ils seraient plus à même de prendre les bonnes décisions.
Comme ne pas aller seule à la ferme, pour sa mère.