Chorune n’avait pas encore séché ses larmes après sa visite à son grand-père qu’elle était la cible de projection de pierres.
Ses muscles se tendirent instantanément, comme si une deuxième personnalité sortait de ce corps d’adolescente timide et perdue. En voyant l’ « agresseur », cependant, l’esprit reprit contrôle du corps et les muscles se relâchèrent aussitôt.
Oui… tu as raison… je suis un monstre… eut-elle envie d’avouer dans un sanglot.

Alors que des larmes montaient à nouveau à ses yeux, elle remarqua que l’attitude du gamin était trop exagérée pour… hum… qu’il n’y ait rien derrière. Chorune avait beau fouiller dans sa mémoire, elle ne le connaissait pas. Pourquoi lui jetait-il des pierres en disant qu’il la détestait, alors ?
En trois pas, elle lui mit la main dessus. Le tenant fermement, elle demanda, interloquée :
« Qui es-tu ? Et qu’est-ce que je t’ai fait ? »

… Mais… Le manger ? Quelle horreur !
L’impact de la réaction du gamin fit relâcher son étreinte à la belle. Voilà comment il me voit !
Le gamin partit alors rejoindre son frère, et elle comprit la raison de cette animosité.

Chorune se souvint des coups de poings, des coups de pieds, qu’elle avait porté, même quand cet homme était à terre. Surtout, la délectation qu’elle en retirait, proche de la jouissance…
Elle détourna le regard, ne pouvant continuer à voir le résultat de la haine qu’elle cachait au plus profond d’elle. Aussi, pour masquer à cet individu ses larmes, qui maintenant coulaient. Il y a quelques minutes, elle avait avoué son crime auprès de son grand-père, obtenant sinon une rédemption, au moins un réconfort. Et le sort s’acharnait à vouloir le lui remettre en face !
Elle se défendit comme elle le put : « C’est toi qui n’aurait pas dû m’agresser ! As-tu dis à ton frère pourquoi je … » La fin de la phrase mourut dans un son pleurnichard.

Les coups que Chorune avait donnés avaient eu une conséquence inattendue. Le père de Tom, loin de s’en prendre à elle, avait remis son fils sur le droit chemin. C’était une bonne chose. Pour Tom. D’ailleurs, il le reconnaissait, ce qui diminuait la gravité de la colère dans laquelle elle était entrée… et ses conséquences sur l’image qu’elle aurait à Pointesable, à l'avenir. Chorune ne voulait pas d'histoires.

Tom venait maintenant se faire pardonner. La jeune femme était partagée.
Tom avait voulu profiter d’une jeune paysanne au fond de la campagne. Un peu facile de demander pardon après ! Que se serait-il passé si Chorune n’avait pas été aussi forte ? Avait-il pensé une seule fois à ce qu'elle ressentirait, à ce moment-là ?
Mais l’acte de contrition de Tom était beau, et semblait sincère. Sarenrae ne disait-elle pas qu’il fallait pardonner à ceux qui avançaient sur le chemin de la rédemption ? A la réflexion, Chorune n’en voulait vraiment à Tom qu’à cause de ce que son acte avait réveillé en elle.
« Très bien… je te pardonne, Tom… »

Mais elle n’était pas prête à se pardonner à elle-même le plaisir qu’elle avait éprouvé pendant la bagarre…
« Moi, c’est Chorune. Chorune Camovar. »
Camovar était le nom de son grand-père maternel, et non celui de son père. Mais ce dernier les ayant abandonnés, la mère de Chorune avait repris son nom de jeune fille, qui signifiait quelque chose à Pointesable.

« D’accord… » répondit Chorune sur un ton neutre à la proposition de Tom de se revoir. « Bonne soirée. »

Un fois le jeune homme parti, elle se retourna vers le cimetière. De là, elle ne le voyait pas vraiment, et encore moins la tombe de pierre grise de son grand-père, mais elle sentait la présence de Salfon malgré cette distance.
« Merci grand-père… » dit-elle en embrassant l'amulette qu'il lui avait offerte. Elle ne doutait pas qu’il soit à l’origine de cette rencontre. Finalement, il venait de lui montrer qu’elle pouvait faire le bien, malgré sa monstruosité.

Le soleil couchant, Chorune s’en retourna rejoindre sa mère, Desba, à la ferme, le sourire aux lèvres.
Il fallait finir de préparer sa tenue pour le lendemain. Elle avait prévu de compléter son armure sur son torse, ses épaules et le haut de ses jambes par un tissu bleu nuit, ample, qui couvrirait les autres parties de son corps. Elle avait quelques dernières retouches à faire pour cela…

« L’a interêt ! » répondit la jeune fille en forme de bravade. Elle tourna sur elle-même pour vérifier comment les pans de la robe dansaient avec elle.
Satisfaite, elle souriait, heureuse d’avoir terminé son œuvre. Se concentrer sur la couture, les points, la dentelle, était quelque chose qui la calmait, lui redonnait un équilibre.
« Maman, c’est à quelle heure, la cérémonie, déjà ? Tu peux me rappeler ce qu'il y a de prévu ? »

« Oui… je sais, maman… mais… humpfff »
Sa mère, désolée des hésitations de sa fille, avait passé une partie de sa vie à lui apprendre à cacher ses colères, à rester à l’écart le plus possible, et maintenant, elle la poussait pour l’inverse !
Chorune ne voulait pas avouer une fois de plus que si elle hésitait à participer aux jeux, c’était par crainte d’elle-même. Qu’est-ce qui arriverait si elle s’énervait devant tous les autres ? Ou au moment où il ne le faut pas, avec un garçon ?
Bien sûr, elle contrôlait mieux le démon qui était tapi au fond d’elle maintenant que plus jeune, mais était-ce suffisant ? Dans une situation de surprise, tout pouvait arriver. Or, les jeux ne sont intéressants que s’ils nous surprennent un peu, non ?
« Je verrai demain. » promit-elle cependant à sa mère.

« Je le sais Maman. Bonne nuit. »
Chorune alla se coucher, légèrement excitée par cette fête du lendemain qui s’annonçait exceptionnelle…

Salfon essaya de se positionner en face de Chorune. Mais quelle que soit la position que prenait le vieux général, il ne voyait Chorune que de dos. Elle portait une robe grise faite dans un tissu solide, pratique pour les champs.

Les vents étaient forts, pliant les blés selon leur volonté. Dans le ciel, les nuages devinrent noirs, et la pluie commença à tomber, comme si elle faisait écho aux tiraillements psychologiques qui torturaient la belle.
La chevelure blonde et longue de Chorune flotta dans le vent. La mèche rougeoyante semblait être la seule touche de couleur dans cet univers rêvé devenu gris.
Parfois, un souffle d'air semblait l'emporter, mais l'instant d'après, elle était à nouveau là, comme si elle ne ressentait pas les mouvements du vent.

Chorune ne répondit pas à Salfon… Celui-ci pouvait espérer qu’elle attendait ce qu’il dirait…

Les trois garçons riaient en saisissant Chorune. « Voyons, une grande fille comme toi n’a pas peur, n’est-ce pas ?
- Et tu peux t’amuser avec nous trois… » dit le deuxième en soupesant avec sa main la poitrine généreuse de la belle.
« C’est qu’elle n’est pas farouche, hein ? » ajouta Tom, en venant se coller à elle, sa main se baladant déjà sur le postérieur de Chorune.

Chorune se retourna. Il n’y avait personne derrière elle. Elle tenta d’appeler l’être qui voulait l’aider, mais c’était de sa bouche que sortait ce son lugubre, cette voix caverneuse. C’était elle qui s’était parlé !
(en Abyssal) « A l’aide… à l’aid… »
Les trois jeunes reculèrent d’un pas, horrifiés.
Chorune regarda ses mains. Elles étaient grises, vieillies, aux doigts crochus. Une peau racornie qui la recouvrait entièrement. Les veines étaient saillantes, et des éclairs de glace y pulsaient.
Elle se dégagea des jeunes en rugissant. Tom tomba à la renverse, projeté au sol par la violence du coup qu’elle lui avait porté. Elle lui sauta dessus, le frappant, et le frappant encore, et…

Chorune se réveilla en sueur, haletante. Elle était debout, dans sa chambre. Elle tenait à la main la table de chevet par l’un de ses pieds. Elle était prête à le projeter au sol.
Sa mère ouvrit la porte, alertée par le raffut. Il lui fallut une bonne heure pour calmer sa petite fille…
« Ce n'est qu'un cauchemar, ce n'est rien... » lui disait-elle.
Mais pour Chorune, ce rêve, sans rédemption, était le reflet trop précis de ce qu'elle avait vécu.

Comment s'amuser, le lendemain ?

Chorune passa ses poings sur ses yeux, puis regarda sa mère avec un air incrédule. « Tu t’es trompée d’heure, maman, c’est six heures… »
Un lapsus certainement dû à cette journée spéciale qui s’annonçait : A la campagne, personne ne se lève si tard ! Chorune n’était pas comme ses citadines de cousines qui ne faisaient rien de leurs journées, mais semblaient en être épuisées au point de dormir jusqu’à point d’heures !

Chorune se leva plus guillerette qu’elle ne s’était couchée… que ce soit la première ou la deuxième fois.
Elle commença par s’habiller salement, pour aller de suite s’occuper des bêtes. Les chèvres et les moutons recevraient leur ration plus tôt que d’habitude, mais tout à l’heure, Chorune ne serait plus là pour leur donner.
Puis elle se lava avec de l’eau que sa mère avait fait chauffer sur le feu. Nue à côté de la bassine, elle rinça ses cheveux mèches par mèches, puis les peigna pour démêler les nœuds et donner un léger ondulé. Comme elle ne comptait mettre sa belle tenue qu'après le petit déjeuner, elle y alla simplement vêtue d'un tissu épais fait de laine aérée, qui absorbait l'humidité.
Elle mangea de bon appétit, et surtout de bonne humeur, tout en parlant la bouche pleine à sa mère : « Y chait blus beau gue grounch l’année denniele ! Blubr. Le laguer de magaons zela suberbe ! Crounch. »

La couturière mit son armure et les tissus qu’elle avait préparés pour aller avec. Puis, elle enfila ses armes dans leurs fourreaux comme autant de symboles d’honneur de sa famille. Etre bien habillée était important : Elle allait passer la journée en ville, et être belle lui permettrait d'être invitée à danser !
Comme chaque année, Chorune et Desbas se rendraient d’abord chez son oncle, Falthryr, maintenant le chef de famille, vu qu’il était le fils ainé de Salfon. Il habitait ce manoir cossu au centre de PointeSable, l’une des premières belles demeures de la ville, où le vieux Général avait fini ses jours. Les portes y étaient particulièrement hautes, plus que pour tout autre maison de Pointesable, car Istas, puis d'autres membres de cette famille, étaient plutôt grands.
Chorune et Desbas y retrouveraient l’ensemble de la descendance de Salfon et d’Istas : Les deux frères de Desbas, et les six cousins et cousines de Chorune, dont deux étaient déjà mariés...