Chorune faisait les cents pas aux abords de la maison d’Ameiko. Elle avait besoin d’air, besoin de réfléchir. Que signifiait cette subite connaissance d’un langage maudit par elle ? La réponse évidente lui faisait froid dans le dos : Elle était elle-même en train de devenir un démon, ou que ne savait-elle ? C’était peut-être elle que Nualia devait trouver dans le fort, la bête maudite de la Mère des monstres, et Nualia l’avait finalement bien trouvée. Non, là, elle délirait complètement. Quoique ?

Salfon, aide moi ! Je n’y arriverai pas toute seule… pleurnichait-elle intérieurement.
Comme répondant à cet appel, Nakan arriva, déglutissant sa dernière bouchée de pâté. Contenant avec difficulté la pression exercée à l’intérieur de son être, Chorune prit une longue inspiration avant de pouvoir parler. Les yeux luisant de larmes contenues, elle adressa un message interrogatif à Nakan, rempli d'espoir. « C’est toi qui est envoyé par Salfon ? Qu'est-ce que je dois faire ? »

« Je teste un truc et ça tourne au drame. On est pas sorti du nougat, moi, j'vous l'dit. »

Et Helea de se lever pour rejoindre Chorune à l'extérieur. Elle y retrouva Nakan et sa consœur blonde:

« Désolée, j'aurais pu te prévenir mais j'y ai pas pensé. Tu parles cette langue quand tu te fâches et je voulais savoir si tu pouvais la parler quand tu étais calme, c'est tout. »

« Salfon ?
Non, non. »

Nakan posa doucement une main sur l'épaule de Chorune, tandis qu'Héléa arrivait. Il laissa le paladin de Gorum parler, avant de prendre la parole à son tour.

« Tu parles peut-être une langue bizarre, Chorune, mais ce n'est pas important.
Je ne sais pas qui est Salfon, mais ce n'est pas grave.

C'est Desna qui m'envoie.
La déesse des rêves et du voyage. De l'aventure.
La déesse de ton peuple, Chorune.

De quoi as-tu peur ? »

« Ben, visiblement, ouais » répondit-elle un peu sêchement à Héléa, comme si la prêtresse y était pour quelque chose.
Quand je suis « fâchée »… pendant les combats, quand je… comment dire… perd le contrôle ? Son ancêtre, en prenant partiellement possession de son corps, lui avait peut-être inculqué cette connaissance…
« Je… j’ai parlé cette langue combien de fois ? Depuis quand ? » demanda-t’elle plus posément, comme en signe d’excuse de s’être emportée. Mentalement, elle chercha à exprimer la même question dans la langue maudite… et les mots lui vinrent naturellement à l’esprit. L’adolescente ferma les yeux et inspira profondément. Il n’y avait aucun doute, elle connaissait cette langue, et c’était là une expression de la possession qu’exerçait son ancêtre sur elle.

Entre ce nouveau phénomène, ses pouvoirs magiques qu’elle n’avait pas encore complètement analysés et appréhendés, plus sa difficulté à marcher – cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’elle boitait, suite à ce rêve étrange – et cette position d’ « héroïne de Pointesable » bien loin de sa vie de paysanne, Chorune avait un peu le tournis. Elle avait entendu dire qu’à l’adolescence, on se cherchait un peu, mais dans son cas, ça virait au tiraillement cauchemardesque !

Heureusement, une aide lui était apportée. Par l’intermédiaire de Nakan, Desna envoyait un émissaire de son peuple. Elle aurait pensé plutôt à Salfon ou Sarenrae, mais c’était Desna. Chorune connaissait un peu Desna, avec tous les sacrements ayant lieu à la cathédrale de Pointesable. Mais pas autant que Sarenrae, sur la voie de laquelle Salfon l’avait emmenée.
La déesse de mon peuple… des rêves et du voyage… de l’aventure… Etait-ce cela, le message ? Que Chorune trouverait la paix en partant à l’aventure ? Avec Nakan ? Le message était-il aussi clair ?

De quoi avait-elle peur, Nakan avait-il demandé ? Autant jouer franc-jeu.
« De moi » répondit-elle d’une voix stressée.
A part Salfon, avait-elle déjà dit cela à quelqu'un d'autre ?

Adossée au chambranle de la porte, Mérisiel attendait ...

L'ensorceleur hocha la tête. Pour une andouille antagoniste, Héléa ne disait pas que des sottises.
C'était bien le soucis. Elle avait souvent de bonnes idées. Et parfois, de très mauvaises.

Il essaya à son tour de rassurer Chorune.

« Je suis d'accord avec Héléa. Ta colère se manifeste un peu étrangement, mais elle est dirigée sur tes ennemis.
Il n'y a pas à avoir peur.

Tu sais ... je suis à moitié varisien. Par ma mère », précisa Nakan.
« Si tu me donnes ta main, je peux peut-être y lire ton avenir. Dans les grandes lignes, hein. Ce n'est jamais très précis. »

Chorune était intéressée par la lecture des lignes de sa main proposée par Nakan, mais ce n’était pas le moment. « Plus tard » promit-elle à Nakan, pour ce moment d’intimité.

La réplique si claire de son ancêtre dans son cerveau fut comme un coup de poignard pour Chorune, rappelant combien l’emprise de son démon intérieur était forte, malgré ce qu’en disaient Héléa et Nakan. Ne voyaient-ils pas qu’elle luttait pour ne pas lui laisser toute la place ? Ce combat, elle devait le mener de plus en plus souvent, seulement aidée de Salfon et de sa foi en Sarenrae.
Et maintenant, de Nakan.

La Maire de Pointesable semblait parler avec la voix même de Sarenrae. Chorune ne vit bien entendu aucun problème à sa proposition.
Quand elle proposa d’envoyer les compagnons d’aventure à Magnimar, elle regarda Nakan. Il était d’accord. C’était l’envoyé de Salfon, ou de Sarenrae, ou de Desna, elle ne savait plus très bien. Il avait parlé de voyage, d’aventure, et ce que proposait la Maire était le voyage, l’aventure. Les choses étaient très claires : Chorune devait aller à Magnimar. Pas seulement pour Pointesable, ni pour Nualia, mais aussi pour elle-même. « Bien entendu, je viens aussi » dit-elle sans se poser la question de ce qu’en penserait sa mère, ou son oncle.