Harol donnait à Nas la même mission que Valucius, excepté pour les registres que Nas soupçonnait de se trouver juste à sa gauche, dans la bibliothèque du capitaine. Nas pris un petit moment de réflexion puis sourit :
« Vous voyez capitaine, vous avez bien fait de ne pas traiter ma demande de transport, sinon à qui d'autre auriez vous pu faire appel pour un tel service ?
Je ne suis pas contre vous le rendre d'ailleurs, mais que pourrai-je y gagner en échange? Une lettre de recommandation peut-être, pour service rendu, qu'en dites vous ? Ce n'est pas grand chose pour vous, mais cela peut m’être d'une grande utilité en terre du milieu. » Nas afficha un grand intérêt pour cette lettre, même si le nom que le capitaine y apposerait serait, lui, plus embarrassant.

« Avant que je ne quitter votre cabine, vous pourriez certainement m'éclairer d'avantage sur les événements précédents mon arrivée sur votre navire.
Tout d'abord sur Buckley : qui vous l'a imposé ? Vous n'étiez pas en mesure de choisir votre second ?
Ensuite, avez vous remarqué un matelot plus affecté que les autres suite à l'exécution de votre ancien second, vous avez surement des soupçons sur certains d'entre eux ?
Et pour terminer, qui avez vous enfermé dans vos cellules lors de vos dernières traversées qui pourrait avoir une dent contre vous ? »

Le capitaine grommela à l'évocation du souvenir de la dernière traversée.
Il approuva tout d'abord la requête de Nas :
« Si vous avez ma confiance, vous obtiendrez de ma part une lettre de recommandation. Encore faut-il d'abord que j'approuve votre débarquement à Lond-Daer-Eneth. Mes ordres sont clairs. Je dois ramener à Numenor un maximum de guerriers en vue de la grande guerre qui se prépare. Pourquoi donc devriez-vous rester en Terre du Milieu et manquer cela ?
Pour ce qui est des "événements" qui ont précédé votre arrivée. J'ai dû faire mon rapport aux plus hautes autorités des aventureux. Ils n'ont pas remis en cause ma version des faits, toutefois, certains d'entre eux ont jugé bon de m'imposer un nouveau second.
Ensuite, je n'ai emprisonné personne d'autre que ce maudit Jensen pendant le précédent trajet. Il avait l'affection de la plupart des marins et je ne voulais pas risquer d'embraser la situation. Le jeune mousse semblait sous sa coupe, facilement influençable qu'il est est à son âge. Il ne représente guère une menace et l'épisode lui aura servi de leçon, je m'en suis assuré. Aussi, je ne l'ai plus inquiété depuis. Velebor... Fort heureusement, a calmé la situation et m'a fourni les preuves qui m'ont permi de mettre ma sentence à exécution. Sans lui, la situation aurait probablement dégénéré. Pour le reste, chacun a tenté de tiré son épingle du jeu pendant la grogne. difficile de savoir qui le faisait par intérêt personnel, et qui sont ceux qui partageaient réellement les convictions de ce traître... » Le capitaine fronçait les sourcils, visiblement soucieux.

Nas avait pour habitude de tourner ses phrases de la meilleure des façons qu'il soit lorsque ses interlocuteurs voulaient trop en savoir à son sujet, et de tromper spontanément pour échapper à des situations délicates, mais cela pouvait lui jouer des tours face à des personnes rompues à l'exercice du mensonge, comme avec le commissaire...
« Pour mon débarquement, j'ai une livraison à escorter, et je me doit de respecter mes engagements, tout comme ma promesse de vous aider.
Ensuite, l’expansion Numénoréène ne passe pas que par les guerres que notre roi a choisies de mener, il y a un travail de longue haleine à abattre pour conquérir les lointaines contrées de la terre du milieu, et j'ai pour objectif d'aller au delà de nos colonies, où j'aurai bien d'autres dangers à braver que celui d'une bataille, rassurez-vous ! »
Pendant qu'il parlait de son prétendu avenir, Nas regardait l'horizon à travers les trois fenêtres de la cabine, et jeta un rapide coup d’œil au système de verrouillage de celles-ci avant de revenir fixer les sombres yeux du capitaine.

Le capitaine fronça les sourcils.
« Hé bien, rien ne s'opposera à la bonne réalisation de votre livraison, à condition bien sûr que vous ne causiez pas de tort à la bonne conduite de cette traversée.
Préparer la conquête de nouvelle colonies hein ? Voilà une bien étrange idée, alors que nous peinons déjà à maintenir l'ordre dans celles qui existent déjà. Je n'ai pas été mis dans cette confidence et... je me demande bien pourquoi. » Son visage prit un air préoccupé.
« Avez-vous quoi que ce soit qui puisse prouver la véracité de cette "mission" ? »

Pendant que le capitaine avait baissé les yeux, l'air soucieux, Nas fit mine de regarder au loin pour se concentrer sur les petites fenêtre du navire. Elles n'étaient pas protégées. Mieux, elles étaient toutes les trois ouvertes. En revanche, difficile pour un homme de sa carrure d'envisager de passer par une ouverture de cette taille. Un adolescent, à la rigueur, aurait put se rompre à l'exercice. Et encore, faudrait-il qu'il soit suffisamment agile...

« Non capitaine. En tout cas, pas sur votre navire. C'est une fois ma livraison effectuée à Lond Daer Eneth que je recevrais la suite de mes consignes. »
Puis il essaya d'étayer un peu plus le cadre de sa mission pour mieux noyer le poisson.
« Nous sommes des aventureux, nous nous devons de garder notre suprématie sur les transactions, et de continuer d'élargir nos relations commerciale avec les populations autochtones ; c'est une autre forme de conquête qui exige un peu plus de diplomatie, et un peu moins de sang que la conquête militaire.
Ceci s'inscrit dans la stratégie globale des Aventureux, et est tout à fait en adéquation avec l’expansion du royaume. Peut-être n'en avez-vous pas été informé car l'on se concentre d'avantage sur les batailles à venir et votre mission semble de toute première importance ! »

Harol hocha la tête légèrement, tout le long des explications de Nas, comme s'il savait à l'avance quelle serait la teneur de sa réponse. Ses yeux trahissaient l'ennui.
« Les aventureux et la politique... Je ne suis pas informé, soit, c'est là un moindre mal compte tenu de tout ce que j'ai déjà eu à supporter avant l'embarquement. »

Il se saisit d'une feuille de parchemin et rédigea un ordre de mission.
Il le signa de son sceau personnel.
« Prenez ceci. Voilà qui vous dédouanera de la plupart des manœuvres ou tâches ingrates. Cela vous laissera tout le temps nécessaire pour mener votre enquête. »

Nas saisit le parchemin que lui tendait le capitaine, visiblement très préoccupé par la situation à bord de son vaisseau, et l’enfila dans l'une des poches intérieure de son manteau.
« Je vous remercie capitaine. Mais je ne l'utiliserais que si la situation l'exige ; avant, cela compromettrait la sincérité des marins à mon égard. »
Pensant l'entretien terminé, Nas allait prendre congé lorsqu'il se ravisa :
« Une dernière question, faites-vous confiance au garde posté au pas de votre porte ? » Il pointait du pouce la porte dans son dos.
« Vous est-il fidèle et dévoué ? Car j'aurai du mal à revenir vous voir sans devoir me justifier auprès de lui, et je serai donc contraint de lui dévoiler cet ordre de mission. »

Harol acquiesça :
« Et comment. S'il n'y a une personne en qui je devais remettre ma vie sur ce navire, ce serait bien Lorlon. Vous pouvez, et avez tout intérêt d'ailleurs, à lui montrer cet ordre de mission. Toutefois, cela ne l'empêchera jamais d'avoir un œil sur vous et de contrôler les allées et venues dans et autour de ma cabine, comprenez-vous bien ? Je ne restreindrai jamais sa mission, de la plus haute importance, qui consiste à protéger ma vie et mes intérêts. »

« Très bien capitaine, cela m'enlève une épine du pied. »
« En avons nous fini ? » Conclut-il cordialement.

Harol acquiesça, visiblement surpris que son interlocuteur ait l'audace de mettre un terme à leur conversation.
Il maugréa, prenant une plume dans sa main droite et sans plus regarder Nas :
« Vous pouvez disposer. » d'un ton froid.

Nas se leva, s'inclina en guise de salut même si le capitaine ne le regardait plus, et se dirigea vers la sortie en observant les meubles autours de lui pour bien mémoriser leurs emplacements. Puis ils quitta son hôte.

Arrivé sur la dunette, Nas contrôla les regards des marins sur le pont qui le visaient, puis emprunta le chemin le plus court pour pénétrer dans les entrailles de l'Espadon et ainsi accéder aux cales le plus discrètement possible. Il avait adopté une posture plutôt décontractée, sans se presser pour aller à l'entrevue secrète avec le second. Il aurait même pris le temps de laisser traîner une oreille ou de lire sur des lèvres, si l'occasion s'était présentée à lui de croiser des aventureux en pleine conversation.

Nas scruta à nouveau la cabine du capitaine, en se levant, cherchant le moindre élément qui pourrait l'aider dans sa délicate situation actuelle. Un élément attira son attention. Le cadre qui représentait l'espadon en pleine tempête, sur le pan de mur où se trouvait la porte qui menait vers la chambre du capitaine n'était pas droit. Un détail qui ne collait pas avec l'atmosphère d'ordre qui régnait dans la cabine. Tout était impeccablement à sa place.

Nas refit surface à l'extérieur, Lorlon le gratifia d'un nouveau regard mauvais mais il ne prit pas la peine de s'adresser à lui. Le jeune aventureux sourit, peu impressionné. Puis il marqua un temps d'arrêt en haut de l'escalier, sur la dunette, afin de voir si des curieux guettaient les allées et venues dans la cabine du capitaine. Et des curieux, il y en avait. Buckley, bien que se trouvant à l'autre bout du navire, ne put cacher malgré un brutal retournement, qu'il observait la sortie de Nas. Du haut de son mat, le mousse avait interrompu brièvement ses manœuvres, qu'il reprit précipitamment dès lors qu'il s'aperçut que Nas était à l'affut. Enfin, le commissaire enquêteur, qui se promenait sur l'un des ponts inférieurs, tout en conversant avec l'un des marins, salua carrément Nas d'un signe de la main, accompagné d'un grand sourire amical.
Alors qu'il restait bloqué sur ce sourire angoissant mais qui pourtant paraissait si sincère, Nas put déchiffrer sur les lèvres du commissaire, les consignes qu'il passait au matelot avec qui il était en discussion :
« Poursuivez ! Poursuivez ! Qu'avez-vous d'autres à me m'apprendre sur ce grand Jensen, cher disparu ? »

Il était presque dix heures du soir quand Nas emprunta les escaliers en direction de la cahute, pour retrouver le hamac qui lui servait de couchage - une chance en comparaison de certains couchages plus rudimentaires - même s'il fallait supporter de forts ballotements par temps capricieux. Nas salua les quelques aventureux qui ne ronflaient pas encore avant de s'installer. Il s'estimait déjà heureux d'avoir pu recouvrer sa liberté, même s'il était pressé de toute part par les pontes qui commandaient le navire.
Il se remémora les événements qui s'étaient enchaînés à une vitesse effrénée depuis son embarquement, afin de poser clairement les options qui s'offraient à lui.
Tout d'abord, l'or qui faisait partie de sa cargaison avait tout bonnement disparu, fort heureusement d'ailleurs, car il croupirait probablement encore en prison dans le cas contraire. Toutefois, impossible de déterminer avec certitude qui était à l'origine de ce "forfait", ni quelle étaient ses intentions. Buckley faisait un coupable tout désigné, mais il n'était pas le seul à détenir l'accès aux cales. Le capitaine ainsi que Velebor disposait de leur propre trousseau de clef, et ce dernier avait enregistré le chargement de Nas.
D'autre part, son séjour en cellule lui avait permis de mettre la main sur un élément d'une importance probablement capitale concernant l'ancien second Jensen : une énigme qui était à coup sûr la clef pour démêler les événements qui avaient conduit à son arrestation... puis hélas à son exécution.
Mon fils, que ton nom te porte haut en ce triste jour où je célèbre ta naissance loin de toi et pour la dernière fois. Or, d'après Velebor, Jensen avait deux filles...

Nas avait également appris que les registres du navire des trois dernières années avaient disparu. Avaient-ils été détruits ? Ou seulement cachés ?
Enfin, Nas se retrouvait à jouer sur tous les tableaux. Buckley, Harol et Valucius avaient profité tous trois de leur position pour contraindre Nas à devenir leurs yeux et leurs oreilles sur l'espadon, étant donné son statut de nouveau matelot à bord. Jouer sur tous les tableaux relèverait à coup sûr d'un numéro d'équilibriste dans peu de temps. Fort heureusement, ces trois-là ne semblaient pas jouer dans la même cour. Il faudrait compter là-dessus pour avoir une chance de tirer son épingle du jeu.

Alors, par quoi le talentueux fidèle allait-il commencer pour mettre toutes les chances de son côté ?

Prêt à s'endormir, Nas observa les matelots les plus proches de lui, adressant des sourires à qui le regardait.
Avant qu'on ne lui demande de faire un rapport, Nas avait un peu de répit. Il allait le mettre à profit le lendemain pour observer les relations de Velebor et ainsi connaitre les matelots dont il devrait se méfier tout particulièrement.
Mais, ce qui le préoccupait d'avantage, c'était l'or disparu. Il fallait absolument qu'il interroge Bukley, le principal intéressé, sur cette petite fortune normalement réservée aux fidèles.
Aussi, Nas voulait enrôler Lendal. Celui-ci avait toutes les qualités requises pour pénétrer dans la cabine du capitaine en passant par les fenêtres, et ainsi découvrir ce qui se cachait derrière le cadre représentant l'Espadon.
Il verrait les occasions qui se présenterait à lui au cours de la journée suivante pour engager des conversations plus intimes avec le jeune mousse ou avec le second.

Nas ne reconnaissait guère les aventureux qui dormaient autour de lui. Toutefois, malgré la pénombre, il crut reconnaître Lungo, avec qui il avait eut l'occasion de jouer aux dés peu après son arrivée sur l'Espadon, ainsi que ceux qui étaient assis avec lui à sa table.
Tous étaient en train de dormir sur leurs deux oreilles, le moment n'étant pas opportun pour engager une discussion, Nas s'autorisa à fermer les yeux.

Le lendemain matin, il se réveilla aux aurores, en même temps que tous les autres aventureux qui n'avaient pas été de service cette nuit.

Plus reposé que sa nuit précédente passée en geôle, Nas avait décidé de se rapprocher du jeune mousse. Pour ce faire, il allait profiter des tâches quotidiennes pour s'associer à lui.
Prêt à attaquer sa journée et toujours aussi déterminé à accomplir sa mission, Nas se présenta sur le pont, à la recherche de Lendal.

Depuis sa position, Nas ne parvint pas à localiser le jeune mousse. Il prit donc la direction des cabines supérieures, ce qui lui permettrait d'avoir un meilleur point de vue sur l'ensemble du navire. En y arrivant, il aperçut enfin Lendal, qui sortait du bureau de l'intendant, dans les cabines. Il emprunta machinalement le même escalier sur lequel se trouvait Nas, pour rejoindre les cabines supérieures. Lorsqu'il croisa son chemin, Lendal le salua amicalement :
« Bien le bonjour Monsieur Jensen. » puis il poursuivit sa route en direction de la cabine du capitaine.